Contes et nouvelles, Réflexions

Le Concours de Saut

Oui, vous l’avez tous reconnu : ce visage allongé aux joues creuses encadrant des lèvres pleines, où trône un nez puissant fait pour les intuitions, dont les doux yeux rêveurs semblent comme chercher l’inspiration dans les nuages, c’est bien celui de Hans Christian Handersen, l’auteur des contes. Peut-être le peintre a-t-il voulu le représenter en train d’essayer de deviner jusqu’à quelle hauteur les concurrents du Concours de saut pourraient monter… mais que veut dire ce conte, à propos ? Les petites histoires d’Andersen charment généralement l’esprit par leurs résonances enfantines, en le laissant toujours un peu perplexe sur leur sens réel ; toutes sont marquées de l’ADN bizarre d’un étrange inventeur. Personnellement je crois qu’avec le Concours de saut, Andersen a voulu illustrer un verset biblique. « Allons donc ! se récrient certains, Andersen n’était pas un vrai de vrai puritain, un baptiste, un calviniste, ou autre militant de l’Écriture, ses œuvres ne contiennent aucun témoignage d’une foi chrétienne orthodoxe. » Cela reste à examiner…, et l’article Andersen et Dieu reste à écrire. Mais sans plus lasser la patience du lecteur, déjà bien entamée par la seule évocation importune d’un concours, voici :

Le Concours de Saut

La puce, la sauterelle et l’oie sauteuse voulurent une fois voir laquelle savait sauter le plus haut. Elles invitèrent à cette compétition le monde entier et tous les autres qui avaient envie de venir, et ce furent trois sauteurs de premier ordre qui se présentèrent.

— Je donnerai ma fille à celui qui sautera le plus haut, dit le roi, il serait mesquin de faire sauter ces personnes pour rien. La puce s’avança la première ; elle se présentait bien et saluait à la ronde, car elle avait en elle du sang de demoiselle et l’habitude de ne fréquenter que des humains, ce qui donne de l’aisance. Ensuite vint la sauterelle, sensiblement plus lourde, mais qui avait tout de même de l’allure et portait un uniforme vert qu’elle avait de naissance. Elle disait de plus qu’elle était d’une très ancienne famille d’Égypte et qu’elle était fort considérée ici. On l’avait prise dans les champs et déposée directement dans un château de cartes à trois étages, tous les trois bâtis de cartes à figures, l’envers tourné vers l’intérieur, on y avait découpé des portes et des fenêtres, même dans le corps de la dame de cœur.

— Je chante si bien, dit-elle, que seize grillons du pays qui crient depuis l’enfance et qui n’ont même pas eu de châteaux de cartes, en m’entendant, en ont encore maigri de dépit. Toutes les deux, aussi bien la puce que la sauterelle, se faisaient valoir de leur mieux et pensaient bien pouvoir épouser une princesse. L’oie sauteuse ne dit rien, mais on assurait qu’elle n’en pensait pas moins, et quand le chien de la cour l’eut seulement flairée, il se porta garant qu’elle était de bonne famille. Le vieux conseiller qui avait reçu trois décorations uniquement pour se taire affirma que l’oie sauteuse avait un don divinatoire, que l’on pouvait voir sur son dos si l’hiver serait doux ou rigoureux, ce que l’on ne peut même pas voir sur le dos du rédacteur de l’almanach qui prédit l’avenir.

— Bon, bon, je ne dis rien, dit le vieux roi, mais j’ai quand même ma petite idée. Maintenant, c’était le moment de sauter… La puce sauta si haut que personne ne put la voir ; le public soutint qu’elle n’avait pas sauté du tout, ce qui était une calomnie. La sauterelle sauta moitié moins haut, mais en plein dans la figure du roi qui dit que c’était dégoûtant. L’oie sauteuse resta longtemps immobile, elle hésitait. Chacun pensait qu’elle ne savait pas sauter du tout.

— Pourvu qu’elle n’ait pas pris mal, dit le chien de cour, et il la flaira encore un peu. Alors, paf ! elle fit un petit saut maladroit, droit sur les genoux de la princesse, laquelle était assise sur un tabouret bas en or. Alors le roi déclara :

— Le saut le plus élevé, c’est de sauter sur les genoux de ma fille car cela dénote une certaine finesse et il faut de la tête pour en avoir eu l’idée. L’oie sauteuse a montré qu’elle avait de la tête et du ressort sous le front. Et elle eut la princesse.

— C’est pourtant moi qui aie sauté le plus haut, dit la puce. Mais peu importe ! Qu’elle garde sa carcasse d’oie avec sa baguette et sa boulette de poix. J’ai sauté le plus haut, mais il faut en ce monde un corps énorme pour que les gens puissent vous voir. Et la puce alla prendre du service dans une armée étrangère en guerre où l’on dit qu’elle fut tuée. La sauterelle alla se poser dans le fossé et médita sur la façon dont vont les choses en ce monde. Elle aussi se disait :

— Il faut du corps, il faut du corps… Elle reprit sa chanson si particulière et si triste où nous avons puisé cette histoire, qui n’est peut-être que mensonge, même si elle est imprimée dans un livre.

Explication :

L’oie sauteuse n’est pas ici un animal, (les oies ne sautent pas ! où est passé votre esprit critique ?), c’est un jouet que les petits enfants danois fabriquaient autrefois avec une carcasse d’oie, qui s’appelait Springgås. Ils attachaient un bout de ficelle autour du sternum du volatile et le tordaient plusieurs tours avec une lamelle de bois ; une fois cette espèce de ressort bien remonté ils collaient l’extrémité de la lamelle sous l’os avec une boule de poix, puis posaient l’engin par terre. Au bout d’un moment la poix cédait, et la lamelle se détendant faisait sauter en l’air le sternum de l’oie. (voir photo plus bas).

Et le sens du conte ? bah c’est évident, la puce ou la sauterelle auraient dû gagner, mais l’oiseau balourd a bénéficié d’une plus grande grâce…

Et ce fameux verset biblique ? Ecclésiaste 9.11 : Je me remis à considérer que sous le soleil la course n’est pas aux agiles, ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux habiles, ni la faveur aux intelligents, car tous dépendent du temps et des circonstances.

Que les candidats en tirent la morale qu’ils voudront…

oie sauteuse
Springgås, oie-sauteuse

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