Poésie, Réflexions

Habakuk, prophète et poète

On sait que pour Victor Hugo le vrai poète est aussi prophète, et que c’est en pensant surtout à lui-même qu’il écrivait :

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !

Or si personne ne songe à mettre en doute le génie poétique de l’auteur de ces vers, sa mission de prophète paraît plus provenir d’un ego surdimensionné, que d’un mandat réellement divin. Les vrais prophètes, par contre, se trouvent certainement dans la Bible, l’histoire en témoigne. Ainsi d’Habakuk qui sous le règne du roi Jojakim prédit à un peuple insouciant et corrompu son invasion soudaine et sa ruine par les Chaldéens. Sa prophétie se réalisa peu de temps après la bataille de Karkémish, lorsque Nebucadnestar, roi de Babylone, asservit totalement les judéens en trois déportations successives, et livra Jérusalem au pillage.

Les prophètes bibliques ont-ils été aussi poètes ? Sans une vraie connaissance de la langue dans laquelle ils ont écrit, il est impossible d’en juger, il faut ici s’en remettre aux hébraïsants. Tous s’accordent, pour reconnaître chez Habakuk un style pur, élevé, comparable à celui d’Esaïe, sinon le plus poétique de toute l’Écriture.

C’est certainement cette particularité reconnue du petit prophète qui a poussé Henri Roehrich (1837-1913) à inclure dans son mémoire pour un concours de théologie, une traduction en prose d’Habakuk, et une traduction en vers. (On imagine l’effarement d’un jury aujourd’hui, à qui le candidat théologien présenterait un texte rédigé en alexandrins, plutôt qu’en anglais globish 😲).

Nous donnons ci-dessous le troisième chapitre, le plus beau, de cette version versifiée, ainsi qu’une explication de la curieuse illustration de l’article.

A   ta voix, Éternel, mon cœur a tressailli.Que, dans des jours prochains, ton œuvre s’accomplisse  ! Que le méchant, par toi, bientôt soit assailli  ! Mais souviens-toi de nous, à travers ta justice  !
Sur Théman et Paran, apparaît le Dieu saint.Le monde tout entier répète ses louanges, Et son nom glorieux dans l’univers empreint.Comme un soleil ardent, rayonnements étranges, Il resplendit. Sa foudre, au loin retentissant, En ses sourds grondements révèle sa puissance.La peste, devant lui, s’avance en détruisant, Pour laisser après lui le deuil et la souffrance.Puis l’Éternel s’arrête, et d’un regard profond, Mesurant l’univers, fait trembler d’épouvanteLes peuples d’ici-bas que son pouvoir confond.L’antique mont s’écroule, à sa voix menaçante  ; Les collines bientôt s’abîment sous ses pas.Rien ne peut l’arrêter dans sa marche éternelle, Sous les tentes de Cusch habite le trépas  ; De Madian troublé, le pavillon chancelle.O Dieu  ! contre la mer voudrais-tu t’irriter  ? Voudrais-tu déchaîner ton courroux sur les ondes  ? Car tes chevaux de feu viennent de t’emporter, Et ton char de victoire erre parmi les mondes  ! Ton arc est dans ta main  ; comme tu l’as juré, Tu viens pour châtier et frapper d’anathème  ! La terre par les flots voit son sein déchiré  ; En te voyant, les monts, dans leur effroi suprême, Tremblent  ; la trombe passe, et l’abîme des mersFait entendre sa voix, se dressant jusqu’aux nues.La lune et le soleil s’arrêtent dans les airs  ; Tes flèches font pâlir, dans les cieux répandues, Ces astres éblouis  ; ta lance a des rayons  ; Tu parcours les pays brisés par ta colère  ; Tu vas avec fureur, broyant les nations  ; Tu viens pour délivrer du joug de la misèreTon peuple, ton élu. La maison du méchant, De la base au sommet, s’écroule renversée.De leurs glaives cruels, tu tournes le tranchantContre ces chefs vainqueurs, dont la horde insenséeSur nous s’est abattue, avec un bruit de mort, Pour engloutir en paix le fruit de ses ravages, Et voir le faible en butte aux assauts du plus fort.Monté sur tes chevaux, prompts comme les orages, Tu marches sur les mers et les flots en courroux.
Ta voix a retenti jusque dans mes entrailles.Ma poitrine frémit  ; et sous moi mes genouxChancellent frissonnants  ; ô mon cœur, tu tressailles  ! Mes lèvres ont tremblé  ; mes os sont consumés  ! Mais quand finiront-ils ces jours de la détresse, Ces jours où tes élus se verront opprimés  ? Car le figuier, sans fleurs, n’aura plus d’ombre épaisse, L’olivier plus de fruit, le cep plus de raisin.Les champs ne seront plus qu’un océan de sable  ; Et l’on verra partout, dispersés par la faim, La brebis et le bœuf, arrachés à l’étable.
Mais, pour moi, je mettrai ma joie en l’Éternel  ! Toi seul es mon secours, Dieu de ma délivrance  ! Comme le daim léger, qui fuit le trait cruel, Vers les lieux élevés, sans crainte je m’élance  !

 

L’enluminure du xiiie siècle en tête de l’article représente Habakuk discophore, apportant de la nourriture au prophète Daniel dans la fosse aux lions. Ce thème a pour origine, un texte apocryphe de la Septante, Bel et le dragon, que les traductions catholiques reproduisent, mais qui est absent des Bibles protestantes.

On y lit qu’Habakuk étant en Judée en train de préparer une bouillie de pain pour ses moissonneurs, le Seigneur lui demanda d’aller porter cette nourriture à Daniel, qui se trouvait alors à Babylone, dans la fosse aux lions. Devant l’étonnement d’Habakuk qui n’avait jamais été dans cette ville, un ange le saisit par les cheveux, et le transporte à Babylone. Il s’agit vraisemblablement d’une légende inspirée par un récit similaire dans Ézéchiel, mais qui permet de confirmer l’époque à laquelle les commentateurs croyaient qu’Habakuk a vécu. Le plat contenant le repas de Daniel est en forme de disque, d’où le qualificatif de discophore attribué à Habakuk, dans les œuvres d’art semblables.

L’Introduction complète de Roehrich sur Habakuk, ainsi que sa traduction en prose et en vers peut se lire ici : Introduction au livre du prophète Habakuk

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