Nouvelles/contes·Prose

Sur le front (par Carine Amorin)

C’est avec une immense tristesse que nous avons appris le décès de Carine Amorin le 26 juin 2020 alors qu’elle allait accoucher. Le bébé est aussi parti rejoindre son créateur. Elle avait participé il y a peu à notre recueil de nouvelles sur le thème du Combat spirituel avec le texte ci-dessous que nous publions ici en hommage. L’illustration est d’elle également. Nos prières accompagnent sa famille.

Au terme d’une longue marche, nous parvenons enfin à destination. Le front. La vue qui s’offre à nous est lugubre : un champ de désolation. Pas une once de verdure, non, rien que des ruines et des cendres. Une vaste tranchée horizontale sépare le terrain en deux parties. C’est la tranchée que nos troupes ont creusée, là où nous allions pouvoir résister aux attaques de l’ennemi et gagner peu à peu quelques onces de terrain. Car c’est bien pour ça que nous sommes là : pour conquérir le territoire ennemi.
D’aucuns disent que le territoire en question appartient en réalité à notre roi, que le temps est enfin venu pour qu’il y étende son royaume et qu’il reprenne ce qui lui est dû. Personnellement j’avoue que je n’ai pas d’avis sur la question : tout ce que je sais, c’est que je suis enrôlé. Tout ce que je veux, c’est obéir et, s’il le faut, je suis prêt à tomber sur le champ de bataille. Car le territoire est occupé par l’ennemi depuis belle lurette, peut-être même depuis le commencement des temps.

L’ennemi est en nombre bien supérieur à nous. Beaucoup tomberont au combat. On nous a prévenus. Certains, les lâches, déserteront peut-être… ou, pire, rejoindront les forces de l’ennemi. Les traîtres ! En effet, on nous a présenté nos ennemis comme des êtres bruts et insidieux, capables de rallier à leur cause nos recrues encore inexpérimentées. Or, inexpérimenté, c’est ce que je suis. J’espère vaille que vaille me montrer digne de notre roi, défendre l’honneur envers et contre tout pour faire avancer la lumière.
En effet, nos supérieurs nous encouragent parfois en nous qualifiant de conquérants de la lumière. À voir le paysage sombre et désertique qui s’étend désormais à perte de vue, je veux bien les croire. Entre nous, on se surnomme parfois les captifs. J’avoue que j’ai oublié le pourquoi exact de cette appellation, mais considérant que j’ai été enrôlé sans qu’on me demande mon avis, je trouve qu’il y a du vrai dans cette désignation.


Nous y sommes. Je commence à prendre mes marques au sein de cet environnement apocalyptique et la bataille fait rage. Les tirs ennemis s’abattent sur nous. Il pleut sans discontinuer. Notre mission, dans un premier temps, est de grappiller quelques onces de terrain pour dégager une route nous menant jusqu’aux premières forteresses ennemies. Ça prendra du temps. Au rythme où les miens périssent, je me surprends à douter. Tout cela n’est-il pas pure folie ? Dans quoi me suis-je embarqué ?
Fait étrange, parfois, que ce soit au sein de la nuit ou en plein jour, un flash aveuglant éclaire le ciel. J’ai bien essayé de demander à l’un de nos colonels ce qui se passe, mais ce dernier s’est contenté de me faire un clin d’œil et de me répondre :
« C’est bon signe ! Des renforts vont arriver. »
Et c’est vrai : à chaque fois, de nouvelles troupes ne manquent pas de rejoindre nos rangs à moitié décimées.


Je suis toujours vivant, un vrai miracle ! Aux termes de maintes et maintes batailles, d’avancées et de replis successifs, notre bataillon arrive au pied de la forteresse Katakrima. Nous entamons un siège. Katakrima est située sur une petite colline, et nous tentons de bloquer tout accès aux entrées et sorties de la forteresse. Un matin, aux aurores, nous sommes tous convoqués afin de que le colonel Eirene nous expose sa stratégie.
« Gaaaarde… à vous ! Repos ! Aujourd’hui, nous avons à mener une bataille décisive. Nous avons prévu une double tactique : une partie des troupes va monter à l’assaut. L’autre partie va se contenter d’entourer la forteresse, en restant à sept coudées royales des fortifications. »
Un lourd silence entoure ses propos. Je crois que personne n’ose poser la question qui devait pourtant brûler la plupart des lèvres, à savoir :
« Mais pourquoi faire ? »
Après avoir laissé planer un peu de suspense, le colonel Eirene reprend :
« Nous savons que même lorsque l’ennemi est en nombre inférieur, sa stratégie est toujours l’intimidation. Aujourd’hui, nous allons lui retourner cette tactique. De plus, ce sera notre manière de « faire front » à la bataille. Nous croyons qu’en plus des forces vives qui seront déployées au cœur du combat, un soutien par la présence des soldats entourant Katakrima apportera un plus non négligeable, même si cela pourrait sembler quelque peu aberrant, j’en conviens. De toute façon, c’est là la volonté du roi en personne. »
Nul ne saurait remettre en question les directives du roi, d’autant plus que celui-ci est connu pour sa sagesse incommensurable. Alors, même si nous sommes étonnés, savoir que l’ordre émane du roi nous redonne du baume au cœur. Nous nous divisons pour faire comme il nous a été demandé. Ce sont les plus jeunes recrues qui sont assignées pour entourer les murailles. Je pense que c’est parce qu’elles sont moins expérimentées, mais l’une d’elle me rétorque une histoire de premiers qui seront les derniers, et de derniers qui seront les premiers… Je ne me suis pas étendu sur la question, l’heure n’est certainement pas à la polémique !


Me voici donc au bas des murailles. En plus des tirs qui déciment nos troupes, l’ennemi déverse du haut des murailles des substances gluantes, brûlantes et qui empestent… Toute l’atmosphère autour de nous en est infestée. On suffoque, c’est atroce. De notre côté, nos troupes leur catapultent des boules de feu grégeois et la fumée épaisse ajoute à notre inconfort. C’est le chaos, nous avons du mal à discerner qui des personnes devant nous se trouvent dans notre camp ou dans le camp de l’ennemi. Certains, lorsqu’ils n’ont plus de munitions, finissent par se battre au corps à corps. Je donne peu cher de nos carcasses.


Finalement, je ne saurais trop dire comment c’est arrivé, mais envers et contre toute attente, la forteresse ennemie est tombée ! Au beau milieu de la tourmente, il me semble que de plus en plus de flashes lumineux ont crépité. Puis, soudain, à un moment donné, tout un pan de la muraille s’est effondré. J’en suis encore sous le choc, c’était tellement inattendu et je ne saurais vraiment pas l’expliquer. Voici donc que nos troupes pénètrent dans l’enceinte de la forteresse. Katakrima est conquise. Elle est aussitôt renommée Dektos. C’est notre première grande victoire.


Il règne une grande fébrilité au sein de nos troupes. Nous nous apprêtons à accueillir un messager du roi ! Celui-ci a été dépêché directement depuis le palais pour venir nous féliciter en personne. Quel privilège !
À présent, voici qu’il se tient devant nous. Je dois bien avouer que rien ne m’avait préparé à la surprise qui m’attendait lorsque j’ai aperçu ce haut dignitaire. Car si nous sommes des êtres chimiques, constitués de flux et d’influx, lui semble fait différemment de nous et ne ressemble à rien de ce que j’ai jamais vu. Plusieurs d’entre nous en restent bouche bée et certains commencent à s’incliner bien bas. Le messager du roi les a alors coupés dans leur élan :
« Repos, soldats, reprenez votre droiture. Je ne suis rien qu’un messager. Si vous connaissiez le roi… Soit dit en passant, certaines des jeunes recrues le connaissent mieux, mais elles sont encore loin du compte. »
Une fois le silence et l’agitation retombés, celui-ci entame un discours d’encouragement. Il annonce que les choses vont désormais bouger. Cette victoire va nous permettre de gagner beaucoup plus de terrain.

« Vous avez une mission essentielle, a-t-il ajouté. Nous combattons pour un être qui a rencontré le roi et qui lui a prêté allégeance. Ce territoire, c’est le siège de ses pensées. Jusqu’il y a peu, ses pensées étaient occupées en grande majorité par l’ennemi. Mais vous, vous êtes les captifs : les pensées captives à l’obéissance au roi. Votre rôle : renouveler ce territoire, lui permettre de fleurir et créer des routes pour vos semblables afin que puissent être détruites toutes les forteresses qui se dressent sur notre chemin. »

Que d’informations à digérer ! À intégrer, même. Néanmoins, j’ose une question. Même si j’ai peur d’être morigéné. « Les flashes : que sont-ils exactement ? Comment les expliquer ? »
Le messager ne me réprimande pas, au contraire il me répond avec une grande bienveillance. Il explique que ce sont des révélations, et que dans ces cas-là la lumière qui s’en dégage permet de connecter directement l’esprit au cœur. Ainsi, le cœur est fortifié, ce qui permet l’afflux de nouvelles recrues, de nouvelles pensées conquérantes.
Le messager ajoute qu’autrefois, le combat faisait rage partout, dans bien des mondes parallèles. Mais qu’il y a de cela plus de 2000 ans, notre roi a remporté la bataille une fois pour toutes sur tous les plans supérieurs et inférieurs. Aujourd’hui, le combat fait essentiellement rage dans les pensées.
« Vous êtes ici pour apporter la vérité là où le mensonge s’est enraciné. L’ennemi sera de toute façon vaincu. Tout n’est qu’une question de temps, ajoute t’il. »
Après tant d’encouragements, je suis remonté à bloc. Je suis si fier de participer à ce combat. Je suis si fier de ce qu’il nous est donné d’accomplir. Je suis si fier d’avoir été choisi et mandaté pour cette mission. Je suis si fier de me trouver sur le front. Et quel roi nous servons ! Vive le roi ! Que son règne dure à jamais !


Fin


Lexique :
Katakrima : condamnation en grec (strong n°2631)
Eirene : paix en grec (strong n°1515)
Dektos : faveur, grâce, acceptation en grec (strong n°1184)
Coudée : une coudée royale correspond à environ 52 cm. Sept coudées = environ 3,6 mètres.

2 commentaires sur “Sur le front (par Carine Amorin)

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