Roman·Sylduria

Sylduria VI – La Tour Plogrov (26)

Chapitre XXVI
Sirènes

C’était la veille de l’inauguration.

Comme il était anxieux, notre ami Dimitri ! Il avait pourtant bien soudoyé la presse pour faire de cet événement le point culminant de l’actualité internationale et, depuis plus d’une semaine, trois fois par jour, après le journal de treize heures, celui de vingt heures et celui de vingt-trois heures, le président apparaissait sur toutes les chaînes de télévision avec le même discours.

« Peuple de Syldurie, mes chers compatriotes,

Demain sera un jour glorieux pour notre pays. Demain, la Syldurie possédera le monument le plus audacieux, le plus superbe et le plus élevé qui ait jamais été bâti par l’humanité. S’il est vrai que la muraille de Chine et les autoroutes belges peuvent se voir de la lune, la tour de Syldurie, qui a bien mérité le nom de tour Dimitri Plogrov, fera de la terre le cadran solaire de l’univers. Cette tour marquera une grande victoire économique et spirituelle, elle fera de la Syldurie la nation la plus puissante du monde… »

À chaque diffusion, Dimitri, affalé dans son fauteuil, ne perdait pas un mot de sa propre allocution. Il se délectait de s’entendre parler. Non moins affalée, Judith tapotait sur son téléphone mobile :

Polup ! Polup ! Polup ! Pulop !

« Un appel manqué » s’affiche à l’écran.

Écoutons la suite du discours :

« C’est une victoire spirituelle parce que nous avons enfin, après des millénaires, réussi à construire la tour de Babel, et que Dieu n’est pas parvenu à confondre le langage des constructeurs. De même qu’il n’a pas su nous empêcher de l’ériger, il ne sera pas plus capable de l’abattre. Quant à moi, Dimitri Plogrov, qui serai bientôt le maître du monde, je crèverai le gros nuage derrière lequel il se cache, et je le précipiterai dans la mer.

C’est aussi une victoire économique en raison de son centre commercial miraculeusement approvisionné. Vous y trouverez toutes les marchandises aux prix les plus bas, non pas de tout Arklow, non pas de toute la Syldurie, non pas de toute la Péninsule balkanique, non pas de toute l’Europe, non pas de tout l’Ancien Continent, mais du monde entier. La subsistance ne sera plus une peine pour personne et le plus modeste d’entre vous sera plus riche que le Sultan du Brunei. Venez tous à l’ouverture de ce temple de l’achat et du plaisir. N’oubliez pas que les cent premiers clients à se présenter en caisse auront le contenu de leur chariot offert.

Vive la République ! Vive la Syldurie ! »

Judith se retira dans un lieu calme. Elle consulta de nouveau son mobile : « appel manqué 0194 563 989 ».

« Ça ne me dit rien, ce numéro-là. »

Elle rappela :

« Xanthia, j’écoute.

– Ah ? Euh… Pardon, madame, j’ai dû faire une erreur.

– Mais non Judith, c’est bien moi, Xanthia, qui ai tenté de t’appeler.

– À quel sujet ?

– Écoute, Judith, j’ai bien réfléchi ; je trouve que notre première rencontre a été plutôt froide, mais ce n’est pas une fatalité. Ce n’est pas parce que nous avons été la maîtresse du même homme que nous devons nous détester.

– Oui… enfin non.

– Alors, pour rompre la glace entre nous deux, j’aimerais t’inviter au restaurant. Ça te conviendrait ?

– Pourquoi pas ?

– Grec ou italien ?

– Italien.

– Excellent choix ! J’en connais un avec une terrasse sur la mer qui sert un spaghetti bolognaise dont tu me diras des nouvelles. »

Le fait d’être féru de littérature n’empêche pas Julien de connaître un petit rayon en informatique. Ottokar, a été viré de la direction de Kougnonbaf-Presse, mais il possédait toujours les codes d’accès des programmes de télévision, que le nouveau patron n’avait pas pensé à remplacer. Ce n’est pas très malin. Il lui apporta une aide non négligeable.

Comme chaque soir, Judith et Dimitri, affalés dans le divan présidentiel, assistaient religieusement à l’allocation du président, lui fumant son cigare, elle tactilant son smartefon.

« Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » s’exclama Dimitri.

Il avait bien lieu d’être surpris. Ce n’était plus la figure renfrognée de l’apprenti dictateur qui apparaissait sur l’écran, mais le charmant visage de Lynda, qui semblait le mitrailler de son superbe regard.

« Peuple de Syldurie, n’écoutez pas les boniments de ce bouffon. J’en appelle d’abord aux chrétiens de notre pays qui, depuis l’arrivée de Plogrov au pouvoir, ont été méprisés, humiliés et opprimés, mais j’en appelle aussi au bon sens de tous mes concitoyens, quelles que soient leurs convictions.

Votre président, pour se vautrer sur le pouvoir, s’est vendu à la Franc-maçonnerie et à la secte luciférienne dont Sabine Mac Affrin et sa fille Judith sont les prophétesses. Il a aussi acheté les services de Franck O’Marmatway, allias Thanatos, qui se prétend immortel et rescapé de l’enfer. Sachez que ce n’est pas avec de l’argent qu’il a payé cette construction qui doit être le couronnement de son règne inique et, selon sa folie, le moyen d’atteindre Dieu et de le détruire, c’est au prix de son sang et de son âme. Ça, – me direz-vous – ça le regarde. Mais ce qui vous concerne personnellement, c’est qu’il a promis à la puissance d’en bas de lui livrer l’âme de toute personne qui pénétrera dans sa tour de Babel. Quand même vous achèteriez deux centimes le kilo de nouilles, le prix est bien trop élevé. Les sirènes de la consommation vous entraîneront dans les abîmes de la damnation.

Fuyez Plogrov et sa tour maudite. N’allez pas à l’inauguration. N’achetez rien dans son centre commercial. N’en franchissez pas le portillon. J’invite aussi les musiciens de l’Orchestre Symphonique et des Chœurs de Syldurie à rester chez eux.

Vive la Syldurie ! Vive la reine ! »

« Elle ne manque pas d’air, celle-là ! dit Plogrov, contrarié.

− Ne t’inquiète donc pas, mon biquet. Plus personne ne l’écoute, cette folle, de toute façon. »

Le lendemain matin, vingt minutes avant l’inauguration, Dimitri scrutait les caméras de surveillance. Il n’y avait qu’une voiture sur l’immense parc de stationnement : la sienne.

Dix minutes s’écoulent encore. L’homme qui lance des défis au Créateur s’inquiète et se rassure.

« Évidemment, si toute la ville se concentre vers le même lieu, il doit y avoir des encombrements. »

Quelques écrans montrent les abords de la structure : pas de circulation.

Une deuxième voiture vient se garer au premier sous-sol : celle de Thanatos et de Xanthia.

« Eh bien ! Nous serons au moins quatre. »

O’Marmatway ne manqua pas de faire une cruelle remarque :

« Nous sommes bien loin de la moisson d’âmes annoncée. Le Maître sera déçu.

– C’est la faute de cette maudite mégère ! Elle ne fait rien qu’à monter le peuple contre moi. Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ?

– Il demande ce qu’il a fait au Bon Dieu ! s’esclaffa Thanatos en se battant les cuisses.

− Ne vous tracassez pas, monsieur le président, dit Xanthia, je vais lui régler son compte, à cette chipie, et j’enverrai son âme rôtir en enfer, si cela peut vous consoler.

– Si le Maître ne gagne qu’une seule âme, mais que c’est celle de Lynda, il saura s’en satisfaire, » ajouta Thanatos.

L’heure officielle de l’inauguration était passée depuis une demi-heure. Seule une cinquantaine de personnes avaient choisi d’échanger leur âme contre un panier de provisions.

Quant à l’Orchestre Symphonique et aux Chœurs de Syldurie, il brillait par la défection de quelques musiciens. En place de la Huitième Symphonie avec Chœurs, dite des Mille, de Gustav Mahler, prévue au programme, on dut se rabattre sur les Huit pièces pour clarinette, alto et piano de Max Bruch.

Toutes ces contrariétés n’empêchèrent pas Judith, le lendemain soir, de dîner au Pulcinella en tête à tête avec sa redoutable rivale blonde.

En dégustant son tiramisu, elle eut un gros coup de fatigue. Est-ce bien du parmesan qu’elle avait mélangé à ses spaghettis ?

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