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Jean Valjean ou la puissance de la grâce

Lire l’introduction de la série : Dieu dans les Misérables de Victor Hugo

Rappelons d’abord quelques éléments clés de l’histoire de Jean Valjean. Il a été condamné à dix-neuf ans de travaux forcés pour un vol de pain. Lorsqu’il obtient finalement sa libération, il est désœuvré et rejeté par tous. Un passeport jaune lui rappelle son passé de bagnard et Valjean se rend vite compte que sa condamnation n’est pas vraiment terminée. Lors de son arrivée à Digne, personne ne l’accueille, pas même l’aubergiste. Lui-même se porte une estime amoindrie par la brutalité de ses dix-neuf ans de bagne.

L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir :
— Allez-vous-en. 
Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l’hôte le regarda fixement et ajouta toujours à voix basse :
 — Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire ?
En parlant ainsi il tendait à l’étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit après un silence :
— J’ai l’habitude d’être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.
L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’il avait déposé à terre, et s’en alla.
Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’était retourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance et d’effroi du groupe, il aurait deviné qu’avant peu son arrivée serait l’événement de toute la ville.
Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.
Les Misérables/Tome 1/Livre 2

Pendant quatre jours, Valjean erre sur les routes du village, cherchant un abri contre les intempéries, en vain. Seul un évêque bienveillant va enfin lui offrir le gîte et le couvert : monseigneur Bienvenu.

L’évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
 – Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
Les Misérables/Tome 1/Livre 2/03

Jean Valjean ouvre des yeux étonnés devant cet accueil gracieux particulièrement beau, mais cela ne suffit pas à lui faire oublier sa haine contre ce monde qui le rejette avec violence. En pleine nuit, il vole l’argenterie de l’évêque et s’enfuit par la fenêtre. Le lendemain, il est arrêté par la police qui le ramène vers Monseigneur Bienvenu. L’évêque dit alors aux gendarmes que l’argenterie était un cadeau de sa part et engage même Valjean à accepter deux chandeliers supplémentaires (qui seront le rappel, jusqu’à la scène finale du livre, de l’acte de bonté de l’évêque) :

— Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ?
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre.
— Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie.
— Et il vous a dit, interrompit l’évêque en souriant, qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? Je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici ? c’est une méprise.
— Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?
— Sans doute, répondit l’évêque.
(Les Misérables/Tome 1/Livre 2/12)

Le pardon accordé par Monseigneur Bienvenu, dans un élan d’amour désintéressé, est l’élément fondateur de la transformation radicale de Valjean. Les mots de l’évêque sont comme un baume, après des jours d’errance et de rejets où Valjean a été la victime d’injustices assez cuisantes (le passage cité au début de l’article en donne une idée). Le prêtre, par son accueil d’abord et par son pardon ensuite, ne regarde pas à son passé, mais plutôt à son avenir. Enfin, quelqu’un ne voit pas en lui un criminel, mais un saint. C’est ainsi que Dieu nous voit, grâce à Jésus-Christ, si nous nous tournons vers lui par la foi :

Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus Christ.
Romains 3.23-24

Monseigneur Bienvenu dit ensuite à Valjean :

 – N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec une sorte de solennité :
– Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. »
(Les Misérables/Tome 1/Livre 2/12)

Cette parole, bien que prononcée à voix basse, est toute aussi importante que la première : il est clair que la grâce offerte par le prêtre n’est pas bon marché, elle sera coûteuse et devra s’accompagner d’un changement. Valjean a obtenu une nouvelle identité : il appartient désormais au bien et donc à Dieu. Il est de son devoir d’honorer cette appartenance en devenant un « honnête homme ».

Que dirons-nous donc ? Demeurerions-nous dans le péché, afin que la grâce abonde ? Loin de là ! Nous qui sommes morts au péché, comment vivrions-nous encore dans le péché ?
Romains 6.1-2

Pour cette tâche, Valjean n’est pas dépourvu. L’aide matérielle de l’évêque n’est d’ailleurs pas présentée comme un aspect mineur dans cet épisode. L’argent va en effet permettre à Valjean d’opérer sa transformation et d’entamer une nouvelle vie. Valjean n’a pas seulement reçu la grâce, il a reçu les moyens dont il avait besoin pour la vivre.

Je mettrai mon esprit en vous, et je ferai en sorte que vous suiviez mes ordonnances, et que vous observiez et pratiquiez mes lois.
Ézéchiel 36.27

Mais avant la sanctification, il faut impérativement que Valjean passe par une autre étape : la repentance. En tant que chrétiens, nous connaissons parfaitement ce parcours de conversion (même si parfois la grâce et la repentance se confondent dans un seul élan). Suite à l’épisode des policiers, Valjean va affronter son passé et se repentir de son comportement, admettre ses responsabilités avant de s’en détourner. Nous assistons à un renversement, un demi-tour d’une force incroyable :

Il opposait à cette indulgence céleste l’orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé ; que son endurcissement serait définitif s’il résistait à cette clémence ; que, s’il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d’années, et qui lui plaisait ; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et décisive, était engagée entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme. […]
Au moment où il s’écria : je suis un misérable ! il venait de s’apercevoir tel qu’il était, et il était déjà à ce point séparé de lui-même, qu’il lui semblait qu’il n’était plus qu’un fantôme, et qu’il avait là devant lui, en chair et en os, le bâton à la main, la blouse sur les reins, son sac rempli d’objets volés sur le dos, avec son visage résolu et morne, avec sa pensée pleine de projets abominables, le hideux galérien Jean Valjean. L’excès du malheur, nous l’avons remarqué, l’avait fait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre devant lui. Il fut presque au moment de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur.
(Les Misérables/Tome 1/Livre 2/13)

Nous notons toutefois que la grâce accordée à Valjean par Monseigneur Bienvenu intervient en dehors et avant son repentir. C’est un aspect merveilleux de la grâce divine : elle est offerte sans que nous puissions la mériter. Valjean est librement pardonné par Monseigneur Bienvenu, qui est pourtant pleinement conscient de sa trahison et de son vol.

Dans la suite de l’histoire, la vie de Valjean sera une illustration extraordinaire de la puissance de la grâce qu’il a reçue. En utilisant le nom de Monsieur Madeleine et avec l’argent de l’évêque, il deviendra le propriétaire généreux d’une usine que les habitants de la ville vont élire maire.  Il sauvera Fantine, une mère célibataire malade qui se prostitue pour élever sa fille, Cosette. Avant que Fantine ne meurt, Jean Valjean  lui promettra de s’occuper de Cosette et l’élèvera comme sa propre fille. Devenue femme, Cosette tombera amoureuse de Marius, un jeune révolutionnaire des soulèvements de 1832. Poussé par l’amour pour Cosette, Jean Valjean sauvera Marius de la mort au cours d’une expédition périlleuse dans les égouts de Paris.

Conclusion

Jean Valjean passera sa vie à devenir meilleur, mais ce ne sera jamais dans le simple but de l’être : ce sera toujours pour répondre en obéissance à Celui dont il a reçu la grâce. Combien cela nous rappelle la manière dont nous répondons à l’amour de Dieu !

Sur ce chemin, il est guidé par une main toute-puissante (symbolisée par les chandeliers) qui se retrouve même dans les petits détails. Il est extraordinaire de voir qu’il n’est jamais vraiment seul à chaque page de ce roman-fleuve. Les dix-neuf ans de bagne, le rejet, la haine, un vol, une pièce de quarante sous (dans l’épisode très important de Petit-Gervais que je vous conseille de relire),  Dieu utilise tout cela pour parvenir à ses fins. Il en a fait de même dans nos vies, mais est-ce que nous en avons conscience ?

Transition : A  travers les nombreux personnages qui sont confrontés à une grâce similaire à Valjean, Hugo montre que la grâce de Dieu et l’opportunité de transformation sont accessibles à tous. Pourtant, aucun autre personnage ne connaît le même genre de transformation que Valjean. Nous verrons la semaine prochaine l’exemple de Javert qui va échouer à saisir la grâce, étouffé par sa vision du monde….
Lire la suite : Javert ou l’échec du légalisme.

Illustration : Gérard Depardieu, qui joue Jean Valjean dans la série de Josée Dayan (2000, production TF1)

11 commentaires sur “Jean Valjean ou la puissance de la grâce

  1. Bravo !
    J’ai lu Les Misérables quand j’étais étudiante, je l’ai même parcouru à nouveau, il y a quelques années, pour les besoins d’un de mes livres, mais je l’avoue, je ne l’avais pas vu sous cet angle.
    Quelles réflexions magnifiques ! Effectivement, cet évêque est une merveilleuse illustration de la Grâce. Hâte de lire ton étude de Javert !

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    1. Merci beaucoup Eve pour ce retour !! J’ai également hâte de publier cette étude de Javert ! Je crois que c’est vraiment cette partie-là qui m’a le plus motivé à écrire l’étude au complet… Vivement vendredi prochain ! 😉

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  2. il n’y avait pas d’assistante sociale a l’époque, jean val-jean vole par loi ou par grâce, qui laisse crever de faim la famille, c’est l’état ou l’église (de la loi ou de la grâce) la mort de Javert comme sa naissance est injuste, Quant à jean V (HUGO aurait pu lever un mouvement social ) merci amen

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  3. Merci David pour cette belle et touchante analyse. Moi aussi? cette scène m’a interpellé à la dernière rediffusion. Alors qu’auparavant, je n’y avais vu que la crédulité et la gentillesse d’un curé, cette fois-ci, le fait d’être convertie, m’a permis de comprendre cette action sous un autre angle, un nouveau jour;
    A travers ce curé, j’ai vu la puissance de l’amour de Dieu qui croit en nous, qui nous aime alors que nous méritions la condamnation, qui nous a sorti des ténèbres pour faire de nous des térébinthes de justice pour Sa gloire !
    Comment alors résister à ce don ? à cette confiance ? à cet amour éperdu, sacrificiel ? Jean Valjean a été touché en plein coeur

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