Lire l’introduction de la série : Dieu dans les Misérables de Victor Hugo
Lire l’article n°1 : Valjean ou la puissance de la grâce
Lire l’article n°2 : Javert où l’échec du légalisme
Dans notre étude sur Les Misérables nous avons montré que Valjean témoigne de la puissance de la grâce, tandis que Javert illustre l’échec du légalisme, mais que peut-on apprendre des Thénardier ?
Vous les connaissez sûrement et vous vous dites : ces gens-là n’ont rien à nous apprendre, laissons-les pourrir dans leur misère. Les Thénardier sont des gens avides et sans scrupules qui inspirent universellement du dégoût, comme ici le chef de famille :
Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l’air malade et qui se portait à merveille ; sa fourberie commençait là. Il souriait habituellement par précaution, et était poli à peu près avec tout le monde, même avec le mendiant auquel il refusait un liard. Il avait le regard d’une fouine et la mine d’un homme de lettres. […] Du reste fort escroc. Un filousophe. Cette nuance existe. […] Thénardier, par-dessus tout homme d’astuce et d’équilibre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est la pire ; l’hypocrisie s’y mêle.
Les Misérables/Tome 2/Livre 3/02
Victor Hugo nous rend les Thénardier particulièrement antipathiques au fil du roman, en s’attardant d’abord sur leurs enfants et Cosette, exploités sans vergogne. Mais ce n’est pas tout, la famille Thénardier commet toutes sortes de crime : vols, cambriolages, agressions (et même assassinat), banditisme… Ils représentent le mal total, sans aucune valeur positive, ce sont de vrais super-méchants de la littérature classique, incapables de la moindre once de bien.
Il y en a tout de même une qui échappe à ce déterminisme social de la misère : Eponine Thénardier. Elle meurt en sauvant Marius d’une balle de fusil et ses derniers mots sont emplis de bonté (elle donnera finalement la lettre de Cosette à Marius…). A travers Eponine, Victor Hugo dénonce la société coupable de son malheur et montre que la bonté peut surgir partout. Il y a une forme de grâce qui est distribuée à tous et, fort heureusement, le bien surgit parfois dans l’ombre du mal, motivé par l’amour.
Je ne m’attarde pas sur le personnage de Gavroche, fils abandonné des Thénardier, qui « n’a rien de de mauvais dans le cœur » (Tome 3, Livre 1), sous prétexte que c’est un enfant. « C’est qu’il a dans l’âme une perle, l’innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue. » Magnifique formule, mais je n’en dirais pas autant : les enfants sont bien loin d’être toujours innocents…
Je veux m’arrêter plutôt sur le Thénardier. Vers la fin du roman, c’est par son intermédiaire que Marius va réaliser que Valjean (son beau-père) n’est pas un malfaiteur et un assassin. Bien au contraire, il apprend alors que c’est Valjean qui lui a sauvé la vie après l’épisode des barricades, en le transportant dans les égouts de Paris. Thénardier était venu accuser Valjean d’un crime, mais, à sa grande surprise, il va justifier :
— Vous êtes un infâme ! vous êtes un menteur, un calomniateur, un scélérat. Vous veniez accuser cet homme, vous l’avez justifié ; vous vouliez le perdre, vous n’avez réussi qu’à le glorifier. Et c’est vous qui êtes un voleur ! Et c’est vous qui êtes un assassin ! Je vous ai vu, Thénardier Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l’Hôpital. J’en sais assez sur vous pour vous envoyer au bagne, et plus loin même, si je voulais. Tenez, voilà mille francs, sacripant que vous êtes !
Tome 5/Livre 9/04
Dans cette citation, on note que Marius en sait bien assez pour envoyer Thénardier au bagne. Mais il préfère le laisser libre et lui donne même de l’argent :
—[…] Voilà encore trois mille francs. Prenez-les. Vous partirez dès demain, pour l’Amérique, avec votre fille ; car votre femme est morte, abominable menteur ! Je veillerai à votre départ, bandit, et je vous compterai à ce moment-là vingt mille francs. Allez-vous faire pendre ailleurs !
— Monsieur le baron, répondit Thénardier en saluant jusqu’à terre, reconnaissance éternelle.
Et Thénardier sortit, n’y concevant rien, stupéfait et ravi de ce doux écrasement sous des sacs d’or et de cette foudre éclatant sur sa tête en billets de banque.
Foudroyé, il l’était, mais content aussi ; et il eût été très fâché d’avoir un paratonnerre contre cette foudre-là.
Finissons-en tout de suite avec cet homme. Deux jours après les événements que nous racontons en ce moment, il partit, par les soins de Marius, pour l’Amérique, sous un faux nom, avec sa fille Azelma, muni d’une traite de vingt mille francs sur New-York. La misère morale de Thénardier, bourgeois manqué, était irrémédiable ; il fut en Amérique ce qu’il était en Europe. Le contact d’un méchant homme suffit quelquefois pour pourrir une bonne action et pour en faire sortir une chose mauvaise. Avec l’argent de Marius, Thénardier se fit négrier.
Tome 5/Livre 9/04
Peut-on dire alors que Marius fait grâce à Thénardier ? Je ne pense pas, car nous lisons dans les propos de Marius une absence complète d’amour et de pardon. Comparons un instant avec la grâce de Monseigneur Bienvenu offerte à Valjean au début du livre.
Marius ne regarde que le passé de Thénardier et lui dit exactement qui il est (un infâme, un menteur, un calomniateur). Monseigneur Bienvenue, quant à lui, ne regarde pas au passé de Valjean (Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.)
Marius crie Allez-vous faire pendre ailleurs ! : ce n’est pas vraiment l’amour qui guide ses propos et ses actions. Monseigneur Bienvenu recueille Valjean et l’appelle frère (— Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ? — Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère.).
Monseigneur Bienvenu veut Jean Valjean prêt de lui, avec lui dans la famille de Dieu. Marius veut savoir Thénardier loin de lui, pour ne plus jamais le croiser. Bien qu’il montre de la miséricorde (par amour pour son père), Marius ne veut rien de plus que de se débarrasser à jamais de Thénardier.
Je n’emploierai donc pas le terme de grâce ici. Eventuellement, nous pourrions parler d’une grâce à bon marché. Vous savez : cet évangile que nous offrons sans amour, sans accueil, et surtout sans évoquer la démarche de transformation. C’est Dietrich Bonhoeffer qui a introduit ce terme :
La grâce à bon marché, c’est la prédication du pardon sans la repentance […] c’est la grâce sans la marche à la suite de Jésus Christ, c’est la grâce abstraction faite de Jésus-Christ vivant et incarné […]
Dietrich Bonhoeffer (Vivre en disciple, Labor & Fides)
Si cet épisode n’offre pas la grâce, il est surtout un autre fait marquant : Marius n’évoque jamais à Thénardier une possible transformation. Il aurait pu comme l’évêque de Digne l’engager à « employer l’argent à devenir honnête homme », mais il n’en fait rien. Il donne abondamment de l’argent, tout comme l’évêque, mais ne s’intéresse nullement à la façon dont il sera employé.
Thénardier est aussi « foudroyé » que Valjean et Javert, mais au lieu de s’en aller émerveiller de bonté et de pardon, Thénardier sort « n’y concevant rien, stupéfait et ravi de ce doux écrasement sous des sacs d’or et de cette foudre éclatant sur sa tête en billets de banque« . Il est étonné d’apprendre qu’il se trompe sur l’identité de Marius, et sur les actions de Valjean dans le labyrinthe de l’égout parisien, mais il n’est pas transformé, son identité reste intacte. La « bonne action » de Marius entrainera le mal de l’esclavage, puisque Victor Hugo nous dit que Thénardier se fit négrier.
A ce stade, revenons un instant sur le rapport qu’entretient Victor Hugo à Dieu. Nous avons vu que sa quête de sens avait tout d’une quête inachevée et que, suite à la mort de fille Léopoldine, il va multiplier les expériences spirituelles. Il va notamment expérimenter pendant deux ans au moins de nombreuses séances de spiritisme (voir Victor Hugo et le spiritisme). Saviez-vous d’ailleurs que le titre des Misérables a été trouvé par une table tournante (le roman portait au départ le titre Les Misères) ? Un système attribuait des lettres de l’alphabet au nombre de coups frappés par le pied de la table et formait des phrases. Ainsi, le 15 septembre 1853, la table tournante ordonne à l’auteur : « Grand homme, termine Les Misérables ! »
Dans cette quête spirituelle, l’influence de la Bible sur Victor Hugo sera très forte. Dans son œuvre, il affirme bien souvent que la relation et l’union avec Dieu sont les buts ultimes de la vie. Hugo inscrit le récit de la transformation de Valjean dans un contexte chrétien qui suggère qu’il considère la transformation spirituelle indissociable de l’évangile. Il est évident que la perte de sa fille Léopoldine a conduit à cette recherche dans Les Misérables, qui est avant tout un grand point d’interrogation, bien plus qu’une réponse.
Revenons à Marius, qui échoue à transmettre la grâce. Comment pourrait-il réussir, sans la connaître lui-même ? Il est difficile de transmettre un témoin sans l’avoir récupéré avant. Valjean a été capable de transmettre la grâce à Javert, car il l’avait connue lui-même. Marius va bien recevoir la grâce, mais à la page suivante, au chevet de son beau-père. Enfin, il est saisit à son tour, irrésistiblement :
À ce mot, que Jean Valjean venait de redire, tout ce qui se gonflait dans le cœur de Marius trouva une issue, il éclata :
— Cosette, entends-tu ? il en est là ! il me demande pardon. Et sais-tu ce qu’il m’a fait, Cosette ? Il m’a sauvé la vie. Il a fait plus. Il t’a donnée à moi. Et après m’avoir sauvé et après t’avoir donnée à moi, Cosette, qu’a-t-il fait de lui-même ? il s’est sacrifié. Voilà l’homme. Et, à moi l’ingrat, à moi l’oublieux, à moi l’impitoyable, à moi le coupable, il me dit : Merci ! Cosette, toute ma vie passée aux pieds de cet homme, ce sera trop peu. Cette barricade, cet égout, cette fournaise, ce cloaque, il a tout traversé pour moi, pour toi, Cosette ! Il m’a emporté à travers toutes les morts qu’il écartait de moi et qu’il acceptait pour lui. Tous les courages, toutes les vertus, tous les héroïsmes, toutes les saintetés, il les a ! Cosette, cet homme-là, c’est l’ange !
Tome 5/Livre 9/05
Dans cette scène finale, où Valjean rend son dernier soupir, les chandeliers symbole de la grâce, éclairent le visage du héros :
Il était renversé en arrière, la lueur des deux chandeliers l’éclairait ; sa face blanche regardait le ciel, il laissait Cosette et Marius couvrir ses mains de baisers ; il était mort. La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme.
Tome 5/Livre 9/05
Conclusion
Nous nous demandons ce qui aurait pu arriver, si Marius avait été une bénédiction plutôt qu’une malédiction. Victor Hugo dit que Thénardier était « irrémédiable », mais seulement après sa rencontre avec Marius, suggérant le résultat de cette rencontre aurait pu être radicalement différent si Marius avait offert la grâce et le pardon plutôt que l’argent et le mépris. Il a manqué à Thénardier la véritable grâce : celle qui aime, celle qui accueille, celle qui pardonne. La « grâce » que lui a proposée Marius était beaucoup trop bon marché : donner de l’argent coûte moins que de pardonner sincèrement !
Pensons-y lorsque nous présentons l’Evangile. Est-ce que notre annonce s’accompagne d’un accueil inconditionnel ? Est-ce que notre message s’accompagne de la même injonction que Monseigneur Bienvenu : « N’oubliez jamais d’employer cette grâce à devenir honnête homme ! » ? Ne faisons pas abstraction de Jésus-Christ, qui s’est abaissé à notre niveau et s’est fait notre frère. N’oublions pas d’enseigner à nos prochains que la grâce a un prix et qu’elle est coûteuse. Elle nécessite d’être comprise et saisie, par la foi, et devra progressivement aller vers la repentance et la transformation. Porter sa croix, suivre Jésus-Christ, c’est le parcours d’une vie.
Puis, s’adressant à ses disciples, Jésus dit : Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive.
Matthieu 16:24
Transition : Le mot grâce est sur les lèvres de tous les chrétiens. Mais évaluons-nous bien ce que la grâce a coûté à Dieu ? Nous verrons la semaine prochaine un autre personnage central qui nous parle de l’aspect sacrificiel et coûteux de celle-ci : Fantine. Nous verrons aussi ce qui a manqué aux Misérables pour en faire une œuvre véritablement chrétienne…
Lire la suite : Fantine, ou l’amour sacrificiel
Illustration : Christian Clavier (Thénardier) dans la série de Josée Dayan (2000, production TF1)
Toujours aussi passionnant ! Il y a de la recherche, tu as dû y passer un temps fou ! Merci de nous partager ta connaissance du sujet. Je suis déçue de la provenance du titre 😱… Pauvre Victor Hugo ! N’a-t-il pas rencontré le Dieu de grâce et de consolation ?
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Merci Eve ! Si Victor Hugo a rencontré le Dieu de grâce et de consolation ? Peut-être, mais alors sur son lit de mort, ou peu avant. Il avait toutes les clés en main…
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Extraordinaire ! Je n’avais jamais vu « Les Misérables » sous cet angle. Vivement la suite !
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Merci beaucoup !
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