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Victor Hugo et la Bible

Plus nous avançons dans notre modeste étude sur Victor Hugo, plus nous trouvons des formules hérétiques chez ce génie de la littérature française. Nous avons même mis un mot là-dessus la semaine dernière : le panthéisme. Victor Hugo ne considérerait pas Dieu comme un être personnel distinct du monde, mais comme l’intégralité du monde. Nommer, c’est se rassurer ! Pourtant, le panthéisme hugolien est loin d’être évident, car Victor Hugo prie un Dieu bien différent de sa Création, comme en témoigne ce poème, intitulé « Le pont » :

« J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme
Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime
Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.
Je me sentais perdu dans l’infini muet.
Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m’écriai : — Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,
Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.
Qui le pourra jamais ? Personne ! Ô deuil ! effroi !
Pleure ! — Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetai sur l’ombre un œil d’alarme,
Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;
C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;
Il ressemblait au lys que sa blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l’abîme où va toute poussière,
Si profond que jamais un écho n’y répond,
Et me dit : — Si tu veux, je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
— Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : — La prière.

Le Pont, Les contemplations, Jersey, 1852 (Lire sur Wikisource)

Victor Hugo prie, mieux, il « bâtit un pont géant sur des millions d’arches »… Il cherche Dieu en construisant brique par brique, mot par mot, des vers, des poèmes, des prières ! D’où cela lui vient-il ? Nous pensons naturellement à ses parents, mais voici ce qu’en pense l’académicien Alain Decaux :

«  Cette foi intangible lui est-elle venue de ses parents ? Nullement. Son père, soldat de la Révolution et franc-maçon, avait jeté aux orties la religion de ses ancêtres. De sa mère, Hugo écrira qu’elle « croyait à Dieu et à l’âme : rien de moins, rien de plus. » Elle n’entrait jamais dans une église, dira-t-il, « non à cause de l’église, mais à cause des prêtres… Elle les évitait. Elle ne parlait jamais d’eux. Elle avait pour eux une sorte de sévérité muette… » Le résultat fut clair : aucun prêtre n’a béni le mariage de Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Aucun autre n’a fait couler l’eau du baptême sur le front de l’enfant Victor. » (Lire le discours)

C’est peut-être un peu rapide de la part de l’académicien. Il est certain que la mère de Victor Hugo partageait avec lui une « sévérité muette » pour les prêtres, mais rien ne dit qu’elle n’a jamais parlé de Dieu avec son fils. Une chose est certaine : dans la maison des Feuillantines (un ancien couvent transformé en logements) qu’habitaient Madame Hugo et ses fils durant leur enfance, il y avait bien une Bible, au grenier. Cela donnera un poème émouvant, déjà repéré par le site ToutPourSaGloire.com :

« Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait : Jouez, mais je défends
Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent
Sur le haut d’une armoire un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;
Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,
Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.
Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et, dès le premier mot, il nous parut si doux
Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi, tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes. »
Aux feuillantines, Les contemplations, 1855 (Lire sur Wikisource)

Est-ce cette lecture qui imprégna Victor Hugo de Dieu ? Nul ne pourrait le dire. Mais certainement la Parole a eu un impact considérable dans sa vie. Il s’en inspira abondamment lors de la rédaction de la Légende des siècles, comme par exemple dans le poème de « Booz endormi » assez librement inspiré du livre de Ruth :

« […] Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »

Booz l’endormi, La légende des siècles (1859) (Lire sur Wikisource)

Voir aussi « Booz endormi », par Cactus Ren

Le 6 juillet 1852, Victor Hugo, qui s’était réfugié à Bruxelles, écrit à son épouse :

« J’avais aussi des volumes très précieux, Ronsard, l’Histoire de Paris, ma Bible… Je pense que tu as tout mis en sûreté. » (Lire sur Wikisource)

On peut toujours voir aujourd’hui, dans la bibliothèque de Hauteville House (sa maison d’exil à Guernesey), sa Bible traduite par David Martin, probablement sa préférée (Source).

martin_1744
La Bible version David Martin, avec des estampes, peut-être la Bible découverte aux Feuillantines que gardera Victor Hugo…

Nous connaissons aussi la célèbre injonction, souvent reprise par les évangéliques : « Une bible par cabane ! ». Mais de la même façon qu’un verset biblique ne s’interprète que dans son contexte, il est utile de remettre cette phrase dans une citation plus large. On la trouve dans le roman de Victor Hugo intitulé « Claude Gueux » et publié en 1834. Ce roman raconte la vie du criminel éponyme, de son entrée en prison jusqu’à son exécution. On y trouve à la fin une longue réflexion de Victor Hugo sur les rôles et les devoirs de la société face aux criminels. Selon Victor Hugo, le remède est assez simple :

« Et maintenant dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, jetez la certitude d’un avenir céleste, jetez l’aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contre-poids magnifique ! […]
C’est ce que savait Jésus, qui en savait plus long que Voltaire. Donnez au peuple qui travaille et qui souffre, donnez au peuple, pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui. Il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite d’espérance. Donc ensemencez les villages d’évangiles. Une bible par cabane. Que chaque livre et chaque champ produisent à eux deux un travailleur moral.
La tête de l’homme du peuple, voilà la question. Cette tête est pleine de germes utiles ; employez pour la faire mûrir et venir à bien ce qu’il y a de plus lumineux et de mieux tempéré dans la vertu. Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité. Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. »
Claude Gueux, 1834

Le contexte éclaire la citation d’un jour nouveau, beaucoup moins évangélique et beaucoup plus… politique. Car c’est aussi ça la foi de Victor Hugo : une foi sans cesse conciliée avec ses opinions politiques, sans que l’on sache vraiment qui devance l’autre dans cette quête effrénée de sens…

A suivre…
Nous verrons la semaine prochaine qu’un événement va bouleverser la quête spirituelle de Victor Hugo : la mort de Léopoldine, sa fille bien-aimée, noyée en baie de Seine…

Voir Victor Hugo et le spiritisme

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