Nouvelles/contes·Prose

L’aveugle

D’après Marc 8 v. 22-26

Devant les pavillons de pierres, quelques hommes s’abritaient sous les oliviers. Le soleil faisait briller les amandiers et les orangers des vallons de Bethsaïde. Un nuage rose de pétales légers voltigeait dans l’air saturé de chaleur. Quelques hirondelles traçaient dans le ciel des lignes noires et des cochons sauvages s’ébrouaient dans ce qu’il restait de boue. C’était le premier jour du printemps.

Quelqu’un, pourtant, ne semblait pas saisir toute la beauté de cette journée : l’aveugle. Il dormait d’un sommeil agité sur sa natte, comme souvent en plein milieu du jour. Les gens du village connaissaient cette habitude. Lorsqu’ils passaient à proximité, ils ne faisaient pas de bruit pour ne pas le réveiller. Les enfants avaient déserté les lieux pour aller jouer ailleurs. L’aveugle leur faisait un peu peur, avec ses yeux blancs et sa peau noire comme l’ébène.

Des femmes lui donnaient parfois un peu de pain. Il ne manquait de rien, mais personne ne connaissait son prénom. C’était « l’aveugle ». Son père et sa mère l’avaient abandonné à la naissance et le village l’avait adopté. Que ressentait-il ? Quel était son nom ? Personne n’avait pensé à lui demander.

Ce jour-là, il fut réveillé un peu plus tôt que d’habitude. 

— Il est là.

De qui parlait-on ? Cela devait être quelqu’un d’important, peut-être un général romain, ou une de ces fameuses caravanes de chameaux syriens. L’aveugle sentit une légère excitation monter en lui, qui s’évapora aussitôt. Peu importe ce qu’il se passait, il ne le verrait pas. Il ne pourrait même pas le toucher, car on le garderait loin. Il allait se recoucher, lorsqu’il entendit quelqu’un qui s’approchait de lui. C’était Jean, son voisin. Il venait balayer régulièrement le petit porche qui lui servait d’abri, en fredonnant des psaumes.

— Bonjour, l’aveugle. Jésus est là. On dit qu’il guérit les malades. Et si c’était ta chance ?

L’aveugle ne répondit pas. Il ne parlait pas beaucoup (certains disaient qu’il était muet, mais c’était surtout pour ne pas avoir à lui parler).

Jésus… Ce nom ne lui était pas inconnu. On le murmurait depuis plusieurs jours. Ce n’était que des chuchotements confus, mais pour l’aveugle, chaque mot était une couleur. Il se raccrochait à eux comme à des lianes au milieu du vide. Jésus… Ce nom avait une couleur chaude, encore floue, mais lumineuse et rassurante.

Son voisin l’avait saisi par le bras et le guidait déjà à travers les ruelles. Après quelques instants de marche dans un silence profond, Jean se mit à entonner un psaume, d’une voix adamantine :

Au fort de ma détresse
Dans mes profonds ennuis,
À toi seul je m’adresse,
Et les jours, et les nuits…[1]

L’aveugle écoutait avec respect ce chant qu’il avait entendu tant de fois. Il ne chantait jamais, car il avait peur de montrer de la joie. Il craignait cette émotion comme d’autres craignent le mauvais temps. La joie était partie avec ses parents et il ne voulait plus jamais l’affronter.

La foule était de plus en plus dense. L’aveugle tira brusquement Jean vers l’arrière, provocant des réprimandes autour de lui. Il ne voulait plus y aller. Comment ce Jésus pourrait-il l’aider ? Personne ne pouvait combattre l’obscurité, pensa-t-il. Pas même cet homme.

Mais il était trop tard pour faire demi-tour. La vague se resserra autour des deux hommes et les emporta dans un déferlement puissant.

Soudain, cette montagne humaine s’arrêta. Quelques-uns crièrent. D’autres montèrent dans les arbres ou sur les toits des maisons. C’était comme des brins d’écume qui jaillissaient de l’eau. Les deux hommes tentèrent une percée. D’une main, Jean écartait le rideau d’épaules qui se dressait devant eux. De l’autre, il guidait avec prudence l’aveugle pour ne pas le perdre. Une ou deux minutes suffirent : ils étaient au premier rang.

Jésus était là. Il saluait la foule, aussi simplement qu’il était possible de le faire. Jean se précipita :

— Jésus, je t’en prie, touche cet aveugle, qu’il guérisse par l’action de tes mains.

Jésus fit alors quelque chose de complètement inattendu. Au lieu de toucher l’aveugle, il lui tendit la main, exactement comme on le ferait pour un enfant. Jean guida la main frêle de l’aveugle dans celle du Maître. La foule s’était tu. On regardait l’aveugle sous un jour nouveau. Cette main tendue lui donnait un autre visage.

Jésus tirait maintenant l’aveugle par la main vers l’extérieur du village, pour s’écarter de la foule bouillonnante. Une partie de celle-ci continuait à les suivre, éberluée, mais les moins courageux abandonnèrent pour retourner à leurs occupations. Lorsqu’ils franchirent les portes, ils n’étaient plus que quelques-uns.

On s’attendait à ce que Jésus parle et que le miracle s’accomplisse. C’est ce qu’on disait : il parle, et cela arrive. Comme Dieu. Mais ce fut plus inattendu : Jésus appliqua sa salive sur les yeux de l’aveugle. Il posa ensuite les mains sur lui et demanda calmement :

— Peux-tu voir quelque chose ?

L’aveugle leva les yeux et dit :

— Je vois des gens, je les vois comme des arbres, mais ils marchent.

Flottement. Ondulation du temps. Les hirondelles volaient toujours dans une géométrie silencieuse. Un chien aboyait énergiquement au loin.

Alors Jésus posa de nouveau les mains sur les yeux de l’aveugle. Celui-ci regarda droit devant lui et s’écria :

— Je vois clairement ! Je suis guéri.

Sourires. Embrassades. Larmes. Jésus renvoya l’aveugle chez lui, dans un souffle presque inaudible.

L’aveugle prenait son premier bain de couleurs. Il découvrait enfin la subtile beauté des fleurs, les formes étranges des arbres et la délicatesse des visages. C’était le premier jour du printemps. Des larmes d’émerveillement coulèrent sur ses joues. Une nouvelle vie s’ouvrait à lui.

Il ferma les yeux un instant et l’ombre du paysage s’imprima sur sa rétine. Il comprit alors qu’il venait de rencontrer le seul chemin qui conduisait vers un autre monde. Cette nouvelle vie n’était que la ligne de départ. Il se retourna et un chant de joie affleura sur ses lèvres…

Fin


[1] Psaume 130, Psautier de Genève, Conrart 1729

2 commentaires sur “L’aveugle

  1. J’ai vraiment aimé. Cette façon de faire s’avère efficace pour annoncer la Bonne Nouvelle. J’aimerais aussi écrire mais j’ai essayé de m’inscrire, non sans résultat. Pourriez-vous m’y orienter. Courage, pour moi, c’est passionnant à lire.

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