Nouvelles/contes·Prose

La petite Fanny, par Paul Lautier

La pièce, vaste, haute de plafond, était sombre. De longs rideaux de tissu gris obstruaient les fenêtres donnant sur la cour, les bancs d’écoliers étaient de bois foncé, à peine vernis. Cette salle de classe restait spacieuse, même si Eugénie se fit la réflexion, derrière son regard embué de larmes naissantes, qu’elle paraissait avoir rétréci.

Les lieux lui étaient si familiers, elle les connaissait depuis tant d’années, trop peut-être… Curieuse impression qui devenait soudain évidente, les murs semblaient s’être rapprochés, comme dans cette histoire fantastique de la jeune Alice, récemment traduite en français, qu’elle venait de lire. Aurait-elle réellement grandi à ce point ? Était-elle depuis si longtemps cloîtrée dans cette institution ?

Mais ce qui n’avait pas changé malgré le temps écoulé, était cette odeur persistante de cirage. Le parquet était en effet toujours lustré impeccablement. Il est vrai également qu’il était préservé des déambulations ordinaires de pensionnaires turbulentes. Lorsqu’on accédait à cet endroit, on se devait d’en respecter la solennité. Tout y était calme et froid, impressionnant aussi de sérénité. En général, il n’était pas bon signe d’y être « invité ». Et Eugénie, une nouvelle fois, s’y retrouvait.

La salle était désormais dédiée aux élèves placées en retenue, mais des ornements de son ancienne affectation pédagogique dissimulaient encore les imperfections des murs jaunis. C’est ici qu’Eugénie avait pris conscience pour la première fois de l’immensité vertigineuse du monde face à un planisphère qui lui avait paru lui-même gigantesque et au centre stratégique duquel régnait le petit Hexagone national.

Toutes ces terres à parcourir l’avait subjuguée tandis que des affiches du Petit Journal à la gloire des colonies complétaient cette appétence de découverte. On y voyait les troupes d’outre-mer défilant au milieu des huttes de paille dans une végétation luxuriante des plus improbables ou en caravane de chameaux se lançant à l’assaut d’un Sahara rayonnant et torride. La munificence de la civilisation s’exprimait également au travers de ces représentations radieuses d’enfants studieusement assis sur des bancs d’école en plein air, face à un tableau noir largement crayonné et commenté par des sœurs ou des instituteurs visiblement bienveillants. Sur d’autres, on ressentait presque les odeurs des marchés flottants du Tonkin avec ses fruits incroyables qui ne demandaient qu’à être croqués. Il y avait aussi des éléphants ornés de dorures baroques et montés par de fiers dresseurs enturbannés, circulant à pas lent parmi une profusion de dômes tout autant étincelants.

Elles s’étaient imaginées, Justine et elle, conquérir ces contrées lointaines, partir à l’aventure au milieu de paysages grandioses, rencontrer ces peuples extraordinaires, exotiques, si loin de leur quotidien étroit.

«  Vivement qu’on soit grande pour aller là-bas…
– Pourquoi attendre ?
– Tu as raison, mais comment faire ?
– Je ne sais pas… déjà si on prenait un bateau comme celui-là, sans savoir où il va. Pour le pur plaisir de sentir la mer.
– Ah oui. Et avec un casque colonial, on aurait fière allure.
– Certainement, ça irait bien sur tes cheveux roux.
– Arrête avec mes cheveux !
– Non sincèrement. Je les adore, moi. »

Mais Justine était partie. Elle avait été finalement adoptée par une tante qu’elle ne connaissait aucunement. On les avait privées toutes deux de leurs projets chimériques, mais ô combien salutaires par l’espoir qu’ils faisaient naître en elles. Il en était ainsi lorsqu’on est petite fille : on doit subir ce que les grandes personnes décident. L’avenir d’Eugénie ne s’annonçait pas très reluisant : un vide quant à son passé, à son existence, un univers hostile à l’orphelinat et surtout l’absence cuisante d’affection.

Sans doute tout cela était lié. Elle ne méritait pas la sympathie, elle devait même être probablement responsable de son abandon. Elle n’était pas destinée à être aimée. Ces idées bien qu’absurdes, mais obscurément présentes, la taraudaient inconsciemment. Et depuis le départ de Justine, Eugénie était bien seule pour supporter les railleries des autres, simplement parce qu’elle leur paraissait différente avec sa chevelure fauve, frisée.

Cette bizarrerie s’avérait être tellement inhabituelle par rapport à celles des autres filles de la région, qu’elle la rendait presque suspecte. En tant qu’enfant exposée, ses parents étaient totalement inconnus contrairement à beaucoup qui avaient été placées, confinées par leurs géniteurs. Aussi devait-elle braver non seulement l’angoisse vertigineuse de ne pouvoir identifier ses origines, mais également les offenses de certaines de ses consœurs. Son caractère doux et sensible la rendait terriblement vulnérable. Plus les autres soulignaient sa différence, plus elle se renfermait sur elle-même, s’effaçait, et plus son malaise apparent excitait leur malignité cruelle contre laquelle s’était insurgée Justine.

« Vous allez la laisser en paix, oui ?
– Tu n’es pas sa grande sœur ! Elle n’a pas de famille ici, comme nous toutes d’ailleurs.
– Ce n’est pas une raison pour nous tourmenter.
– Tu vas nous dénoncer à la Mère supérieure, c’est ça ?
– Et pourquoi pas, si vous le méritez ?
– Finalement, toi aussi tu dois être une étrangère, comme elle !
– Peut-être après tout. »

On entendait en provenance de la cour, le brouhaha étouffé des jeux dont elle était exclue. Ces cris de joie anodins lui étaient devenus insupportables et même source de crainte. Elle redoutait d’avoir à retourner parmi les autres, de devoir se mêler à la cohue. Toutes allaient savoir qu’elle avait été mise en retenue, et dans son cas, cela ne ferait qu’aggraver sa singularité. Si au moins elle pouvait rester définitivement en retenue… pour avoir le privilège de rester enfin seule.
Mais les enseignantes ne comprenaient pas et lui reprochaient tout bonnement de ne pas réagir pour se justifier.

« Pourquoi n’avez-vous pas pris vos cahiers Eugénie ? l’avait tancée ce jour-là Sœur Jeanne. »

Elle s’était alors mise à pleurnicher, tête basse comme d’habitude. Elle n’aurait osé rapporter qu’on lui avait de nouveau arraché des pages de ses cahiers.

« Mais parlez donc mon enfant ! Expliquez-vous ! La Mère supérieure va vous envoyer en retenue une fois de plus. »

Eugénie ne parvenait plus à parler. Elle n’en avait plus les moyens, étant complexée au point de ne plus pouvoir s’exprimer. Elle n’était plus seulement une victime de harcèlement, elle était annihilée, sa confiance s’était éteinte. Sans la force de pouvoir s’affirmer, séparée de Justine, comment aurait-elle pu donc affronter l’adversité ? Même ces adultes ne paraissaient pas susceptibles de la soutenir. Pourtant ses malheurs ne parvenaient pas à éveiller chez Eugénie quelconque esprit de revanche ; elle ne souhaitait à personne de connaître ce qu’elle vivait. Elle aurait tant voulu que les surveillantes comprennent afin que cela n’arrive plus jamais à qui que ce soit.

La porte donnant sur la cour s’ouvrit en grinçant. Une bouffée d’air glacée et surtout bruyante envahit la pièce. Ses mains s’assurèrent par réflexe, mais de gestes un peu gauches, que ses cheveux encombrants étaient bien compactés en chignon sur l’arrière, pour se faire oublier, du moins de face.
Sans tourner son regard vers la silhouette qui approchait, Eugénie devina qu’il s’agissait d’une pensionnaire des grandes classes. En effet, elle distinguait maintenant, du coin de l’œil, comme une tache dans son champ de vision, la teinte brune de son tablier.

«  Il doit me rester des cahiers de Cours moyen, fit la grande jeune fille. »

Le ton employé était doux et enveloppant. Eugénie, bien qu’elle ait déjà été abusée par de fausses marques d’attention, voulait bien imaginer que, cette fois, il n’était pas question de fourbes cajoleries doucereuses. Croire qu’une sincérité demeurait possible évitait de sombrer définitivement.

« Je sais ce que tu subis, continua l’élève supérieure. Tu n’es pas la première ici à connaître ça, ni la dernière malheureusement. Je l’ai vécu moi-même aussi un temps. Les filles sont mauvaises entre elles. Remarque, les garçons doivent être pareils. »

Eugénie la dévisagea avec stupeur. Comment cela pouvait-il être possible ? Pourquoi laisser faire une telle injustice ?

« Dieu est amour, poursuivit-elle encore. Il est avec toi. »


Le parquet était toujours aussi luisant, cette odeur de cire toujours présente, envoûtante, indissociable du lieu. Les affiches avaient vieilli mais sans que les couleurs aient trop passé, les rideaux ayant sans doute été continuellement rabattus au cours des années pour protéger la salle des outrages du soleil. Quelques-unes, plus récentes, étaient venues contribuer à recouvrir ces murs de plus en plus défraîchis, témoins du temps qui s’écoule. Il y en avait notamment une maintenant à la gloire de la dernière colonie fraîchement acquise où l’on voyait les soldats en tenue immaculée luttant au corps à corps contre les farouches Amazones du Royaume de Dahomey.

Une institutrice se tenait seule au milieu du mobilier immuable. Elle affichait un chignon impeccablement rangé bien que ses cheveux parussent longs, sa nuque était dégagée à part deux ou trois mèches rebelles. Elle devait avoir la trentaine, le visage aimable. Elle arpentait la pièce lentement, s’attardant devant chacune des illustrations. Celle des guerrières sembla l’intriguer particulièrement avec ces femmes assaillant courageusement les fusils pointés sur elles à bout portant. La poudre à canon flottant au-dessus de la scène propulsait admirablement l’observateur sur le champ de bataille. La fureur et le bruit s’échappaient de l’image, cela était captivant.

L’institutrice se détourna lorsqu’elle entendit la porte donnant sur la cour s’ouvrir. Celle-ci ne grinçait plus.
Une élève se profilait dans l’encadrement du chambranle.

« Entre, Fanny ! Viens ici. »

Celle-ci entreprit de s’approcher de l’adulte ; elle traversa la salle, se faufilant entre les tables et chaises reliées, de couleur bois d’ébène. La teinte des blouses, en revanche avait changé. Les petites classes étaient vêtues de bleu ciel pâle. La salle devait lui paraître aussi vaste qu’elle l’avait été pour Eugénie autrefois.

« Alors Fanny, que t’arrive-t-il ces temps-ci ?
– Je ne sais pas ma Sœur. J’ai peur sans doute.
– Et donc, cela expliquerait que tes résultats chutent si brutalement ?
– Je ne sais pas.
– N’as-tu pas des ennuis ? Quelque chose te tracasse ?
– Non, je vous assure.
– Tu serais donc devenue un cancre d’un seul coup. Il faut absolument t’envoyer dans un laboratoire, qu’on puisse t’examiner sous tous les angles !
– …
– Bon allez, Fanny, je t’ai fait venir pour ça. Tu peux tout me dire. »

La jeune fille cacha son visage dans le creux de son coude pour pleurer mais des soubresauts la trahissait au-delà de ses hoquets mal refoulés.

« Tu crois que je ne sais pas. Tu crois que je ne vous regarde pas lorsque vous êtes en récréation. Je me rends compte de ce qui se passe. Et cela me révolte, crois-moi. Je ne veux pas voir ce genre de choses. Comment faire ? tu vas me dire. Ben justement, m’en parler. Cela te fera du bien et tu te sentiras moins seule. Et ainsi tu supporteras mieux tout ça. Et alors ces filles sentiront qu’elles ne te feraient plus de mal. Et finalement, elles arrêteront d’elles-mêmes. »

La petite ne parvenait toujours pas à parler. Mais elle ouvrit de grands yeux interrogateurs, à la fois crédules mais méfiants, à moitié dissimulés derrière son bras.

« Tu me demandes pourquoi je fais cela. Et bien, je ne veux tout simplement pas laisser faire une telle injustice où que ce soit, mais plus encore ici, dans une maison d’éducation, car ici on trouve des enfants qui ont tout perdu. Et donc, j’estime qu’il faut que je donne à celles qui en ont le plus besoin, ce qu’elles ne peuvent trouver. Considère-moi un peu comme ta mère ou plutôt ta grande sœur, en tout cas dis-moi tout ce qui te fait mal. Ne garde rien au fond de toi. Je fais cela parce que Dieu ne veut pas que ses enfants souffrent par la bêtise des autres. Il y a déjà suffisamment de malheurs autrement.
– Merci, ma Sœur, parvint à dire Fanny du bout des lèvres qui commençaient à reprendre vie comme une fleur desséchée qu’on arrose délicatement.
– Appelle-moi sœur Eugénie, fit l’institutrice. Et prends le mot sœur dans le sens d’une parente. J’ai vécu ce que tu connais. Mais Dieu est miséricorde. Il m’a aidée ; grâce à lui j’ai pu surmonter, quand j’étais élève comme toi, ces épreuves que tu rencontres aujourd’hui. »

C’est pour aider celles qui sont privées de la chaleur d’un foyer, que j’ai fait le choix, en tant qu’enseignante, de revenir ici. Et je veux, pour que plus aucune ne souffre d’être abandonnée, diffuser à mon tour l’amour que Dieu m’avait donné.


Fin

Ce livre fait partie de notre recueil de nouvelles :

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