Acte III (Fin)
Scène V
LISE – DOURQUINAT – La MARQUISE – FÉLIX – DUQUATRAIN
DUQUATRAIN
Je suis Eugène le poète,
Et j’ai des rimes plein la tête.
Maître, je suis heureux de vous voir.
Vous êtes mon espoir.
LISE
Tout bien pesé, ce n’est pas Victor Hugo.
DUQUATRAIN
Avez-vous lu mon dernier recueil ?
Vous y feriez bon accueil.
FÉLIX
Ce sera une joie de le lire.
DUQUATRAIN
J’y ai mis toute ma lyre.
LISE
Quel délire !
DOURQUINAT
N’zallons bientôt c’mencer, spavré ?
La MARQUISE
Vous ignorez les bonnes manières. Les dames doivent passer d’abord. Hu ! hu ! hu !
DOURQUINAT
Mais j’suis ar’vé l’premier, spavré ?
DUQUATRAIN
Inutile de nous quereller,
Car Jésus-Christ a dit
Sans contredit
« Les premiers seront les derniers. »
LISE
Et ces rimes à trois sous la mégatonne !
DOURQUINAT
L’a d’ça, Jésus ?
La MARQUISE
Dans les Évangiles. Hu ! hu ! hu !
FÉLIX
Bien, ne perdons pas notre temps, car le temps d’un artiste est précieux. Je suis capable de peindre trois toiles en même temps : je suis polygone.
LISE
Polygone, mon chéri ?
DOURQUINAT
S’n art a plusieurs côtés, spavré ?
La MARQUISE
Il peint plusieurs toiles en même temps sans s’emmêler les pinceaux. Hu ! hu ! hu !
LISE
Polychrone.
DOURQUINAT
C’est ski v’lait dire, spavré ?
FÉLIX
Bien ! Assez discuté. Mon Général, prenez ce siège. Madame la Marquise, asseyez-vous là. Monsieur Duquatrain… Je n’ai plus de chaise. Eh bien ! Restez debout. Un portrait en pied ce n’est pas mal non plus. Prenez la pause qui vous convient. Mon génie fera le reste.
La MARQUISE
Madame, vous n’auriez pas un éventail ?
LISE
Pour quoi faire ?
La MARQUISE
Pour poser avec un éventail. Une marquise posant sans éventail, ça ne peut pas se faire ? Hu ! hu ! hu !
FÉLIX
Lise, ma chérie, va me chercher un éventail pour madame la marquise.
DOURQUINAT
’Tendez ! J’ajuste ma f’ragère.
(Lise revient avec un éventail.)
FÉLIX
Tout le monde est en place ? On ne bouge plus. À vos marques. Prêts ?
LISE
Partez !
(Félix peint les trois tableaux à la fois avec une rapidité surprenante.)
FÉLIX
Ne bougez pas comme ça, mon Général, sinon le portrait sera flou.
DOURQUINAT
C’est que j’m’ank’lose à rien faire. Suis un homme d’action, spavré ?
FÉLIX
Vous n’êtes pas à ne rien faire, vous posez pour la gloire.
(Au bout d’un certain temps.)
Encore un peu de patience ! C’est presque fini.
DUQUATRAIN
Déjà ?
FÉLIX
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Repassez demain pour les finitions, vous n’oublierez pas le tarif : trois mille francs pour chacun. Et vous emportez la marchandise.
DUQUATRAIN
Marchandise !
Une œuvre d’art, quoi qu’on en dise,
Gouache ou aquarelle
Se monnaie-t-elle ?
LISE
Et le hiatus est en prime !
FÉLIX
Je vous remercie de votre participation et vous souhaite une bonne journée.
La MARQUISE
À vous aussi. Hu ! hu ! hu !
(Le général, la marquise et le poète s’en vont.)
FÉLIX
Lise, quels sont les prochains clients ?
LISE
Le Juge Duparquet, le cardinal Goupillon et monsieur Siladorey, conducteur de l’orchestre philharmonique. Ils devraient être ici dans une petite heure.
FÉLIX
Parfait. J’ai le temps de souffler un peu et de recharger mon inspiration.
(Il s’affale sur un divan et s’endort. Entre Martignac.)
Scène VI
LISE – FÉLIX – MARTIGNAC
MARTIGNAC
Bonjour Lise. Je profite d’une affaire dans le quartier pour voir ton mari, mais je ne voudrais pas le déranger.
LISE
C’est qu’il est en plein travail.
MARTIGNAC
En plein travail ? Je vois ça. On l’entend ronfler depuis la Porte Dauphine.
FÉLIX (Il parle en dormant.)
Mes respects, mon Général… Hu ! hu ! hu ! Mes hommages, madame la Marquise. Le jaune vous va à ravir, spavré ? Souffrez que j’ajoute une pointe de bleu sur vos paupières…
LISE
Félix, réveille-toi. Regarde qui nous rend visite.
FÉLIX (se réveillant)
Garde-à-vous ! Euh… Quoi ? Comment ? Sur quelle planète habité-je ? Dormé-je ? M’éveillé-je ? Paul ! Quelle bonne surprise !
LISE
Excusez-le. Il n’arrête pas. Il a beau augmenter ses tarifs, les gens sont prêts à se ruiner pour avoir leur portrait. Il vient d’achever un général, une marquise et un poète…
MARTIGNAC
Achever un général ?
LISE
Je veux dire : achever le portait d’un général. Et savez-vous combien de temps cela lui a pris ?
MARTIGNAC
Pour faire un bon portrait, en travaillant seulement deux heures par jour, il faut au moins une bonne semaine.
LISE
À peine une heure pour les trois. Et ce n’est pas fini. Son carnet de commandes est saturé jusqu’à la fin de l’année.
MARTIGNAC
C’est le Stakhanov de la peinture.
LISE
Pardonnez mon ignorance, mais qui est donc ce Stakhanov ?
MARTIGNAC
Il n’est pas encore né, mais nous autres artistes, nous sommes des visionnaires.
LISE
Je vois ça.
MARTIGNAC
Tu as trouvé ta voie et ton style, mais tout cela, comment dire… Je ne voudrais pas t’offenser… Tout cela transpire la précipitation. Il vaut mieux n’avoir peint qu’une seule toile et qu’elle fut un chef d’œuvre, plutôt qu’en peindre mille qui soient bâclées comme celle-ci, par exemple, ou celle-là… Quelle indigence d’expression sur ces visages ! Comme tout cela se ressemble ! Quelle banalité ! Tu courais si bien, qui t’a donc arrêté ?
FÉLIX
Tu trouves que je ne cours pas assez vite ? Que faut-il de plus ?
LISE
Maître, il fait le comprendre, il est littéralement harcelé, et les clients n’ont pas de patience. Pas question de leur faire tenir dix séances, deux ou trois tout au plus, et exigeants avec ça ! Les élégantes veulent ressembler à la Vénus de Botticelli, les hommes d’Église veulent ressembler au pape, les poètes veulent ressembler à Lord Byron, les musiciens à Franz Liszt…
FÉLIX
Mais non, tu n’y es pas du tout, ma chérie ! Tiens ! Va donc voir en cuisine si j’y suis, et prépare un bon thé à notre ami.
LISE
Évidemment ! Les femmes n’y connaissent rien, ni à la peinture, ni à la musique. Heureusement qu’elles sont virtuoses en matière de fourneaux et de serpillières !
(Lise sort, elle ne reviendra que pour servir le thé et ressortira aussitôt.)
Scène VII
FÉLIX – MARTIGNAC
MARTIGNAC
Parlons sérieusement, Félix, que penses-tu de ta carrière ?
FÉLIX (à part)
Ma carrière ? En quoi cela le concerne-t-il ? Je n’ai plus l’âge de retourner sur les bancs de l’école publique. Je suis mon propre maître, à présent. Je n’ai plus de leçons à recevoir depuis longtemps, c’est plutôt à mon tour d’en donner.
(à Martignac)
Ma carrière ? Qu’entends-tu par-là, exactement ?
MARTIGNAC
Eh bien ! Ta carrière. Comment t’es-tu épanoui dans ton art ? Comment le ressens-tu ?
FÉLIX
Comment je le ressens ? J’ai toutes les raisons d’en être satisfait, tu ne crois pas ? J’ai du succès. Même les plus grands maîtres ne se sont pas épanouis autant que moi dans la peinture. Tous les préraphaélistes n’ont jamais peint que des écorchés. Raphaël lui-même n’a pas toujours été excellent et l’on a bien surévalué ses mérites. Quant à Michel-Ange, son œuvre est totalement dépourvue de grâce. Il ne vise qu’à étaler sa science de l’anatomie. Je suis au regret de le dire, mais je le tiens pour un fanfaron. Heureusement, la peinture moderne a balayé tout ce pédantisme(1). Moi, par exemple, je reçois directement l’inspiration d’en haut et mon pinceau court sur la toile avec la même grâce, la même agilité qu’une patineuse sur la glace. C’est pourquoi je suis fécond…
MARTIGNAC
Comme un lapin.
FÉLIX
L’heure n’est pas à la raillerie. Je ne comprends pas les artistes qui se vantent d’avoir pris cinq ans pour une toile de trois mètres carrés. Ces gens-là n’ont pas d’inspiration, ce sont des écoliers ou bien des amateurs. As-tu vu avec quel zèle et quelle vélocité j’ai expédié ce général et cette marquise ?
MARTIGNAC
Le Paganini du pinceau.
FÉLIX
Ce ne sont que les premières gammes qui précèdent le grand concert.
MARTIGNAC
Ton talent a-t-il porté du fruit ?
FÉLIX
S’il a porté du fruit ? Comment donc ! Tu avais raison, ce talent m’est venu du Ciel. Quand je revois les jours de ma jeunesse où je crevais la paillasse dans ma mansarde crasseuse de Montmartre ! Et maintenant, me voilà plein d’écus à n’en savoir que faire ; tout cela grâce à mon génie. Je vends pour au moins dix mille francs la semaine, et je place tout cela en bourse, et j’achète des lingots à la brouette, et l’or, c’est un bon placement, tu devrais essayer.
MARTIGNAC
Les vrais artistes n’ont que faire de l’or. L’art n’est pas un métier, encore moins un businesse, comme disent si bien les mangeurs de pop-corn. L’art, c’est un apostolat, c’est un sacerdoce. Il impose de nombreux sacrifices, mais il nous transporte au Walhall de la félicité. Je n’ai peut-être pas les moyens d’acheter un lingot tous les mois, mais ma richesse, je la trouve dans mon cœur.
FÉLIX
Selon toi, la misère est un signe de richesse ?
MARTIGNAC
Un jour, le maître reviendra et te demandera : « Qu’as-tu fait de ton talent ? »
FÉLIX
Mais, je te l’ai dit : je l’ai placé en bourse. N’est-ce pas ce que voulait le maître de la fameuse parabole ?
MARTIGNAC
Il s’agit d’un autre talent. Je te parle de carottes et tu me réponds chou-fleur. Laissons-la cet entretien qui s’enlise comme une calèche sur la dune et venons-en à l’objet de ma visite. As-tu quelque exposition en vue ?
FÉLIX
Des expositions ? Je n’arrête pas. Un peintre reconnu tel que moi ! Les galeries se battent pour m’avoir. Je suis même obligé, à mon grand regret, de refuser des propositions.
MARTIGNAC
J’en étais sûr, et dans ce cas, j’aimerais te demander un petit service.
FÉLIX
Si je puis t’être utile.
MARTIGNAC
Tu connais certainement mon ami Camille.
FÉLIX
Camille ? Oui, tu m’en as déjà parlé, mais je ne l’ai jamais rencontré.
MARTIGNAC
Ce serait une occasion de faire sa connaissance. Camille, qui nous revient d’un long voyage en Italie, est un homme bien sympathique, et un peintre remarquable.
FÉLIX
Je n’en doute pas.
MARTIGNAC
Mon ami est, tout comme moi, disciple de l’Académie Suisse, c’est là que nous nous sommes connus.
FÉLIX
Tu as donc étudié la peinture à Genève ? Je l’ignorais.
MARTIGNAC
Pas si loin ! Au quai des Orfèvres. Son fondateur s’appelait Schweitzer et il a francisé son nom. Je suis convaincu que Camille n’est pas estimé selon sa juste valeur et que le public le considère à tort comme un amateur. Pourquoi faut-il que les génies ne soient reconnus qu’après leur mort ? Toujours est-il que cet ami qui m’est cher mériterait quelques miettes de notoriété, aussi, je te demande comme une faveur de réserver un emplacement pour une toile qu’il vient d’achever.
FÉLIX
Il lui a fallu combien de temps pour la faire ?
MARTIGNAC
Voyons, Félix ! Le temps ne fait rien à l’affaire.
FÉLIX
Rassure-moi : elle ne mesure pas six mètres sur dix, cette toile ?
MARTIGNAC
Non, non, ses dimensions sont tout à fait proportionnelles à la modestie de son auteur.
FÉLIX
Alors, c’est entendu. Dans deux mois, j’aurai une magnifique galerie au château de Vincennes, un fabuleux décor médiéval pour un fabuleux artiste ! Je serai fort heureux d’accueillir ton ami Camille avec sa toile. Il pourra même en apporter deux ou trois. Je lui ferai de la place.
MARTIGNAC
Un seul emplacement lui suffira. Je n’en attendais pas moins de ta gentillesse.
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(1) Même remarque que pour Acte II, scène III