Nouvelles/contes·Prose

Drôles de Mages ! [Episode 3 et fin]

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La lune était haute et ronde, elle brillait avec bienveillance. Sa lueur, subtile et agréable, se reflétait paisiblement sur les cristaux de sable tout autour, offrant aux voyageurs et à toute la faune du désert un parterre de pierres précieuses, resplendissant de milliers de petits scintillements. Saisis par tant de splendeur, les coyotes se mirent à hurler avec passion, les serpents firent retentir joyeusement leurs sonnettes, les panthères d’Arabie baillèrent bruyamment… et Gaspard en profita pour râler tout aussi fort.   

– J’en peux plus ! gémit-il en se laissant crouler de tout son long sur son grommelant destrier. Ça fait deux mois qu’on voyage ! Je sais plus où mes jambes s’arrêtent et où le dos du chameau commence !

– Je te comprends, agréa Melchior d’un ton narquois. Moi aussi j’ai toujours beaucoup de mal à vous différencier toi et ton chameau…

– Ça ne me fait pas rire !

– Melchior dit qu’il n’y en a plus pour très longtemps, tenta de relativiser Balthazar. D’ailleurs on voit les lumières de Bethléem à l’horizon, regarde !

– Arrrrrrh… fît Gaspard en guise de réponse, sans que nul ne pût dire si ce fût un soupir de soulagement ou de trépas…

– Courage, mon ami, continua le philosophe en souriant affectueusement. Dis-toi qu’au bout, il y a tout un puits de nouvelles connaissances, tout un nouveau monde à découvrir !

– Oui, bon, bon… intervint Melchior en agitant la main pour signaler à Balthazar de calmer ses ardeurs. Va pas l’influencer non plus. Personnellement je suis encore très sceptique quant à ce fameux Messie, homme-dieu, dont tu nous parles depuis le début.

– Balthazar, appela Gaspard que le sujet revigora subitement. Tu penses qu’on va trouver quoi arrivés là-bas ?

– Aucune idée…

– Et tu t’attends à quoi ? insista Melchior qui voulait s’assurer que son confrère ne se faisait pas trop d’illusions.

– Je m’attends à… l’inattendu !

– Tu t’attends à l’inattendu ? C’est bien une phrase de philosophe ça !… Et toi Gaspard ?

– Moi ? Euh… je sais pas, je m’attends à quelque chose de miraculeux, digne d’un dieu.

– Quelque chose de miraculeux ? C’est-à-dire ? Parce que je connais déjà des mages capables de choses assez impressionnantes.

– Oui beh je sais pas. Quelque chose d’incroyable… et de profond à la fois.

– Quelque chose d’incroyable et de profond à la fois, répéta Melchior en imitant niaisement la voix de son collègue. C’est ta bêtise qui est profondément incroyable si tu veux mon avis !

– Et beh merci ! rétorqua Gaspard. Et toi tu t’attends à quoi hein !? Dis-nous un peu ! On va voir si tes attentes sont plus respectables que les nôtres !

– À rien !

– À rien ? lancèrent les deux autres d’une seule voix.

– Tout à fait ! Comme mon père me l’a toujours dit : Melchior, ne t’attends à rien, jamais à rien, si ce n’est au pire !

– Belle mentalité… fît remarquer Gaspard en hochant la tête. Pas étonnant qu’il ait jamais quitté Dilbat…

– On est bientôt arrivés à l’entrée de la ville, intervint Balthazar. On va devoir continuer seuls, et à pieds.

– Mais, reprit Gaspard qui réalisa soudainement quelque chose. Comment on va faire pour trouver l’auberge où doit naitre le Messie ?

– Ah ! Beh c’est pas trop tôt ! Je me demandais quand Balthazar et toi alliez poser la question ! Vous comptiez frapper à toutes les auberges de Bethléem ? 

– Effectivement, répondit Balthazar en se prenant le menton. Je n’avais pas pensé à ça.

– Bah ! lança Melchior en détachant sa besace du dos du chameau. Vous tracassez pas. En deux mois j’ai eu le temps d’établir des calculs précis, au mètre près, pour trouver l’endroit exact.

– Et tes calculs sont sûrs ? s’inquiéta Gaspard. 

 En entendant la question et en voyant Melchior se tournait lentement vers son confrère comme un félin prêt à bondir, Balthazar s’écarta d’un pas. 

– En voilà une question DEBILE ! Sûrs !? Bien sûr, qu’ils sont sûrs !

 Sur ce, Melchior se mit en route et Balthazar lança un regard désapprobateur en direction de Gaspard qui haussa les épaules. 

– Fallait quand même s’en assurer, non ?

 Au bout de quelques longues minutes de marche dans les rues de Bethléem, les trois mages arrivèrent devant une humble bâtisse faite de larges pierres taillées, recouverte de foin et de boue, et de laquelle s’échappait une odeur d’ovin plutôt corsée qui saturait l’air frais de la nuit. 

– Voilà… hum… c’est là, conclut Melchior qui tentait de cacher ses propres doutes.

– C’est là ? répéta Gaspard, dubitatif.

– C’est une étable, compléta Balthazar timidement au cas où la chose avait pu échapper aux deux autres.

– Oui beh j’ai vu que c’est une étable ! C’est là, je vous dis !

– T’es sûr que tes calculs sont vérit…

– Gaspard ! ose finir de me poser cette question et je te jure devant les tous les astres que je te fais avaler ton chameau tout entier !

– Ah beh non !… lança Balthazar en riant. Ici, ça sera pas possible ! Les juifs considèrent le chameau comme impur, leur loi leur interdit d’en manger.

 Ses deux amis pivotèrent lentement dans sa direction en le toisant avec un sentiment mêlé d’incompréhension et de pitié. 

– Oui, non, mais oubliez. Je sais pas pourquoi j’ai dit ça… Je dois être un peu nerveux… s’excusa le philosophe en tirant sur sa toge brodée d’un air embarrassé.

 Tout à coup, un brouhaha éclata dans la rue parallèle et affola les trois compères qui s’échangeaient des regards inquiets, cherchant à établir l’origine de ce raffut si soudain.  

– Elle est là ! cria un berger qui apparut au bout de l’étroite ruelle. 

 En quelques secondes, un énorme troupeau de moutons bêlant à tue tête déboula de toute part, un immense flot de laine et de museaux qui vint s’échouer maladroitement aux pieds des trois mages pétrifiés. 

– Z’êtes pas du coin, vous ! Ttonna un autre berger dans leur dos, semblant sorti de nulle part. Puis il siffla, admiratif, en attrapant le pan de la toge de Melchior. C’est pas du tissu pour paillasson ça !  Z’êtes des princes ou quelque chose dans le genre ?

– Nous sommes des Mages venus d’Orient ! déclara sèchement Melchior en retirant sa toge des mains du berger brutalement.

– T’entends ça David !? s’esclaffa le premier berger en direction du second qui haussa les épaules avec nonchalance. Des Mages d’Orient ! Et qu’est-ce que vous faites en pleine rue dans la nuit ? Z’êtes perdus ou quoi ?

– Justement, reprit Balthazar qui aurait bien volontiers saisi l’occasion pour demander de l’aide, si Melchior ne l’avait pas rapidement interrompu.

– Non ! Nous ne sommes pas du tout perdus, monsieur… monsieur le berger !

– Monsieur le berger !? Naaaan, appelle-moi Samuel mon ami ! Alors, continua Samuel en posant son bras sur l’épaule de l’astrologue qui pâlit à la vue de la laine crottée frottant sur ses épaulettes brodées d’or. Vous faites quoi devant l’étable du vieux Siméon ? Me dites pas que vous êtes venus d’Orient pour lui acheter du fromage ! Remarquez, son fromage il est pas mal, mais c’est plus que c’était, pas vrai David !?

Le second berger se contenta de réitérer le haussement d’épaule précédent avec le même enthousiasme.

– Naaaan, loin de moi de dire du mal d’un confrère, hein, attention, qu’Hachem garde ma bouche et mon cœur, mais depuis quelques années, son fromage baaah c’est plus pareil. Maintenant, si vous voulez un fromage de qualité, un vrai de vrai qui vaille le déplacement, faut gouter au mien. Écoutez, je sais ce qu’on va faire, je vous fais gouter sans rien vous demander, vous me dites ce que vous en pensez, on voit, on négocie, on en parle, je vous fais un prix, vous avez l’air tous symp…

– Mais on s’en moque de votre fromage ! hurla Melchior en agitant sa toge pour tenter d’effrayer les moutons qui étaient en train de ruiner ses babouches.

– Si vous êtes pas là pour le fromage, vous voulez quoi alors ?

– On cherche le Messie, expliqua Balthazar rapidement pour éviter une nouveau déferlement d’arguments commerciaux.

– Vous aussi !? s’étonna Samuel.

– Ah parce que vous aussi !? s’étonna Melchior bien plus fort.

– Vous avez vu l’ange ?

– L’ange ? répéta Gaspard intrigué en caressant machinalement la tête d’une brebis. Non, nous on suit une étoile depuis l’Orient, vous avez vu un ange vous ?

– Ah beh oui, oui, d’un coup comme ça, paf ! Il est descendu du ciel, il nous a dit que le Messie allait naitre dans une étable, et hop, il a disparu ! Le problème c’est qu’il a pas précisé quelle étable, alors David et moi on a frappé à toutes les étables qu’on connait, et celle du vieux Siméon c’est la dernière.

– Donc c’est bien ici ! bondit Melchior en lançant un regard sévère à Gaspard qui leva les yeux au ciel.

– Et bien, s’impatienta Melchior. Alors allez-y, toquez !

– Beehh… hésita Samuel. C’est-à-dire que depuis le mariage de Sarah, l’histoire avec le cousin de Benjamin, le vieux Siméon et moi… c’est compliqué.

– Bon ! grogna Melchior en se tournant vers Balthazar. Toi ! Vas-y !

– Moi !? 

– Beh oui toi ! T’es bien philosophe, tu sauras expliquer à ce Siméon la raison de notre venue.

– Non mais attends, je suis philosophe comme tu dis, pas vendeur de tapis ! Et s’il m’attend avec une fourche, il est tard, mine de rien !

– Avec une fourche ! répéta Melchior en levant les bras au ciel.

– Beeeeh, le jeune a pas tort, étaya Samuel, le vieux Siméon il est du genre pète-sec !

– Non mais vous, c’est bon, vos commentaires ça va aller là, répliqua Melchior en agitant la main.

– Balthazar, appela Gaspard qui était à présent submergé de brebis réclamant des câlins. Pense à cet inattendu que tu attends.

 Ces quelques mots réchauffèrent le cœur du jeune philosophe qui prit son courage à deux mains et qui frappa fermement à la porte de l’étable. Le silence se fît quelques secondes, jusqu’à ce que la porte s’ouvre brutalement pour laisser dépasser une fourche menaçante. 

– C’est qui !? 

– Je… je m’appelle Balthazar, je suis un mage d’Orient, bredouilla-t-il en reculant son visage lentement des piques de la fourche.

– Et qu’est-ce qui veut le Mage !?

– Il… je veux rien… je voulais savoir si vous aviez chez vous un nouveau-né… à tout hasard ?

 Balthazar ferma les yeux en priant intérieurement que cette explication suffise à éviter l’empalement. 

– Beh ! Comment qui sait ça lui !? 

– Vous… vous avez ? reprit Balthazar en écarquillant les yeux. Je veux dire, y a ?

– Bah i sont venus ici, i zavaient plus de place dans les auberges alors bon… et la petite a accouché y a que’ques heures à peine.

– On peut les voir ? demanda Gaspard poliment.

– Pourquoi faire ? se renfrogna le vieillard. Z’êtes la famille ?

 Les Mages se lancèrent quelques regards hésitants, puis ils acquiescèrent en chœur.  

– Bon… Mais faites pas de bruit, allez pas réveiller mes brebis ! Ça les fatigue et ça fait du mauvais lait…

 Tous entrèrent dans la vieille étable, le cœur battant, même Samuel qui passa devant le vieux Siméon en se cachant le visage pour ne pas qu’il le reconnaisse. À l’intérieur de l’étable, il faisait agréablement chaud. L’endroit était sombre mais loin d’être obscur, il y régnait une sorte de clarté ambiante qui donnait aux quelques lampes à huile en terre cuite la force d’éclairer toute la pièce. Les bêtes se tenaient silencieuses et tranquilles, elles semblaient toutes conscientes de l’importance du moment, semblant déjà avoir reconnu celui qui dormait paisiblement dans la mangeoire remplie de paille. Les Mages et le berger entrèrent, mais voyant Joseph et Marie blottis l’un contre l’autre, penchés au-dessus de leur fils, ils n’eurent pas le courage de déranger un moment si intime et si particulier, alors ils se tinrent maladroitement dans le fond de la pièce. Marie tourna la tête dans leur direction pour les interroger d’un regard lent et doux. 

– Nous… balbutia Balthazar. Nous sommes venus voir l’enfant… S’agit-il du Messie attendu ? L’homme né directement du Dieu d’Israël ?

 Cette question fît sourire les deux parents. Marie saisit délicatement Jésus en prenant soin de ne pas le réveiller, puis elle le lova tendrement dans ses bras. 

– Venez, et voyez pour vous-mêmes, répondit-elle simplement en leur souriant.

 Balthazar voulut faire un pas en avant, mais il fût pousser sur le côté par Melchior qui s’avança subitement de quelques pas. Le jeune philosophe allait pour s’en plaindre, mais il fût arrêté par le regard captivé et ému de son confrère qui semblait ne plus rien voir d’autre que le nouveau-né.  

– Qu’est-ce qui lui prend ? murmura Gaspard. Je l’ai jamais vu comme ça…

 Melchior s’avança encore de quelques pas, les yeux rivés sur les linges de laine qui entouraient précautionneusement Jésus, comme s’il s’était agi du plus spectaculaire des trésors. Semblant comme hypnotisé, et avec une extrême douceur, il saisit Jésus dans ses bras et le contempla pendant quelques secondes. Il se tourna ensuite vers ses deux amis, les yeux brillants, et son visage se fendit d’un sourire radieux. 

– C’est lui… dit-il, alors que les larmes se mirent à couler sur ses joues. C’est lui ! Reprit-il de plus bel, puis il se mit à rire aux éclats en continuant de répéter cette phrase qui semblait le remplir d’autant plus de bonheur à chaque fois qu’il la déclarait.

 Comme s’ils avaient été capables de comprendre ce qui était en train de se produire chez le vieil astrologue, et peut-être le comprenaient-ils, Joseph et Marie éclatèrent de joie à leur tour, remplissant toute l’étable d’autant de rires que de larmes.  Après quoi, Melchior rendit l’enfant à sa mère et se précipita sur sa besace pour en sortir des présents : des pierres précieuse, des parfums et toutes sortes d’objets de valeur, sous les yeux stupéfaits de ses deux confrères. 

– Moi qui espérais l’inattendu, déclara Balthazar discrètement en direction de Gaspard, on peut dire c’est très inattendu !

– Oui, très !

– Maintenant, est-ce que toi tu estimes que c’est un miracle incroyable et profond ? De mon point de vue, il n’y a rien de vraiment prodigieux, l’enfant à l’air d’un nouveau-né comme les autres, non ?

– Un nouveau-né comme les autres ? répéta Gaspard en sentant sa gorge se serrer. Je connais Melchior depuis plusieurs dizaines d’années, je connais quasiment toute sa vie : un désastre, une accumulation d’évènements terribles, déchirants, tristes à en mourir… Ce sourire que tu vois sur son visage, cette joie indescriptible qui brille dans ses yeux, c’est tout ce qu’il y a de plus miraculeux, c’est plus incroyable que tout ce que j’ai pu voir jusque-là, et d’une profondeur que je n’imaginais même pas… Balthazar, le visage de Melchior à cet instant, cette vie dans son regard, les larmes qui ruissellent sur ses jours, c’est, sans aucun doute possible, l’œuvre du seul vrai Dieu, le Dieu de tous les dieux, celui qui a façonné le ciel et tout ce qu’il contient… et cet enfant est véritablement son fils.

Fin.

Jake

3 commentaires sur “Drôles de Mages ! [Episode 3 et fin]

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